Face au danger nucléaire, les effets d’un discours expert désinvolte

Cet article de Benoît Pelopidas est republié dans le cadre de la deuxième édition du Festival des idées, qui a pour thème « L’amour du risque ». L’événement, organisé par USPC, se tient du 14 au 18 novembre 2017. The Conversation est partenaire de la journée du 16 novembre intitulée « La journée du risque » qui se déroule à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).

Article de « The Conversation » du 19 octobre 2017

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La crise nucléaire nord-coréenne et le prix Nobel de la Paix décerné à la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN) pour son action conduisant à la conclusion d’un traité d’interdiction de ces armes ont récemment généré une prolifération des discours « experts » sur le nucléaire. Une série de contre-vérités et d’arguments d’autorité est venue saturer le discours public sur ce sujet, alors même que la France s’engage dans la perpétuation de son arsenal. Dans ce contexte, cette brève intervention vise à rétablir quelques faits fondamentaux à la lumière des avancées de la recherche et veut proposer des moyens de détecter le prêt-à-penser, les contrevérités et la désinvolture du discours « expert » français sur les armes nucléaires.

Tout d’abord, quelques rappels : un peu moins de 15 000 têtes nucléaires existent aujourd’hui dans le monde, la plupart d’entre elles ayant une capacité de destruction bien supérieure à celles qui ont frappé Hiroshima et Nagasaki en août 1945. Depuis le couplage d’armes nucléaires avec des missiles intercontinentaux (au début des années 1960 aux États-Unis et en Union soviétique, dans les années 70 en France – aujourd’hui en Corée du Nord), il n’est plus possible de protéger la population contre une attaque nucléaire délibérée ou accidentelle. Les promesses des abris anti-atomiques et de la défense antimissile n’ont pas été tenues, de sorte que la conséquence première de la nucléarisation du monde est une vulnérabilité fondamentale.

Dans ce contexte, les États dotés d’armes nucléaires (États-Unis, Russie, Royaume-Uni, Chine, France, Israël, Inde, Pakistan et Corée du Nord) envisagent ou ont déjà lancé, sans consultation démocratique, des programmes d’investissement de grande ampleur dans leurs arsenaux nucléaires, qui vont engager ces communautés politiques pour plusieurs décennies. Même la génération suivante, qui n’a pas non plus voix au chapitre, devra vivre avec les conséquences de ces décisions. Dans un tel contexte, le discours expert est le seul accès dont disposent les citoyens à la question nucléaire.

Or, les arguments d’autorité assénés par les « experts » para-officiels sur les événements clés de l’âge nucléaire sont parfois faux, sous-estiment les limites de la connaissance existante ou transforment des choix politiques en certitudes autorisées. Ces arguments sont d’autant plus problématiques que ceux qui les avancent n’auraient pas à rendre de comptes en cas de catastrophe.

Rappelons ainsi qu’avant la constitution de cette chaire, il n’existait pas de programme de recherche indépendant sur les questions nucléaires militaires en France. Et en l’absence d’analyse critique de chercheur indépendant, le prêt-à-penser, les contrevérités et la désinvolture se sont normalisés dans le discours français. Voici trois exemples, issus du numéro spécial du journal Le 1 sur le sujet (daté du 11 octobre 2017), mais que l’on aurait aussi bien pu lire ailleurs.

L’affirmation de la connaissance et du contrôle

L’intuition de l’immensité de la dévastation causée par les armes nucléaires invite un inconfort qui se traduit par un désir de contrôle et de connaissance. Ce désir se mue souvent en une foi dans le discours autorisé qui affirme contrôle et connaissance. En d’autres termes, on se réfugie derrière l’apparente solidité de l’absence d’explosion nucléaire à l’issue de la crise de Cuba ou d’autres.

Cliché pris par l’US Air Force en novembre 1962, au plus fort de la « crise de Cuba ». US Air Force/Wikimedi
Toutefois, la recherche a montré, contre les versions officielles et para-officielles, que des contingences indépendantes du contrôle des acteurs ont été décisives. Kennedy et Khrouchtchev ne disposaient pas d’un contrôle total sur les arsenaux nucléaires : l’autorité d’utiliser les armes avait été déléguée aux pilotes de l’US Air Force. Les informations à partir desquelles les décideurs des deux côtés ont dû se prononcer étaient au mieux partielles et souvent erronées. Par ailleurs, les traitements médicaux du Président Kennedy, qui comprenaient stéroïdes et amphétamines, administrées par deux équipes qui ignoraient ce que faisait l’autre, auraient pu altérer son jugement alors même qu’il était constamment en minorité face aux partisans de l’usage de la force. Enfin, certains officiers ont fait preuve d’insubordination et la sûreté des armes à l’époque laissait largement à désirer, de sorte que plusieurs accidents ont eu lieu dans les années 1960 et au moment de la crise.

 

 

 

 

 

 

Les contingences indépendantes du contrôle des acteurs et les défaillances des pratiques de contrôle qui n’ont pas conduit à une explosion nucléaire, voire l’ont empêchée, ont un nom : la chance.

La recherche a aussi établi que les cadres intellectuels des « experts » les rendent aveugles au rôle possible de la chance. Or cet aveuglement n’est ni un fondement solide pour juger du rôle de la chance ni une fatalité. Personne ne dit que seule la chance a empêché l’emploi des armes nucléaires, mais le fait qu’elle a été nécessaire – ne serait-ce que dans certains cas – devrait suffire à nuancer ces affirmations de contrôle et à inaugurer un programme de recherche susceptible de décider de son rôle dans l’histoire nucléaire globale.

La tentation poétique : « La bombe nous protège parce qu’elle nous menace »

Cette phrase perpétue, sur un mode poétique, l’idéologie dominante, sans se soucier d’offrir des preuves. Elle postule que la menace nucléaire suscite de la peur et que cette peur entraîne de la prudence de la part des décideurs. Or, la recherche empirique a montré, à partir de sources primaires, qu’aucun de ces deux postulats n’était aussi vrai qu’il n’y paraît.

Ainsi, au moment de la crise de Cuba, la peur a été très limitée en France, alors que le pays était très vulnérable, et les dirigeants qui ont eu le plus peur, tel Fidel Castro, n’ont en rien manifesté de la prudence. Ils ont, bien au contraire, poussé dans le sens de l’escalade.

Sous les apparences de l’évidence, ce sont les hypothèses d’une tradition parmi d’autres qui se manifestent : celle de la dissuasion existentielle, dont la critique a été menée depuis un demi-siècle. Mais, visiblement, l’élégance du paradoxe séduit au détriment des faits établis par une recherche empirique rigoureuse. Étonnamment, mais fort heureusement, on entend moins ce type de discours de la perfection automatique à propos de la bombe nord-coréenne ou des armes des autres États dotés.

L’obscénité de la normalisation : accepter le risque nucléaire comme le risque automobile

L’analogie entre l’acceptation du danger nucléaire et celle du risque automobile est trompeuse et biaisée quant à ce que l’on peut connaître, les conséquences attendues de la catastrophe et la construction de la responsabilité à cet égard.

Ce que l’on peut connaître : la mesure du risque automobile s’appuie sur un univers de données exhaustif et de très grande ampleur dans le temps et dans l’espace, accepté par experts et contre-experts. Au contraire, la mesure du risque nucléaire s’appuie sur un nombre très limité d’événements au sujet desquels les officiels ont menti, pour lesquels le secret d’État demeure un obstacle à la connaissance et sur lequel les experts surestiment la suffisance et la validité de leur connaissance.

Si ces experts sont financés par des organisations responsables de contrôler le risque nucléaire, le biais cognitif se double d’un intérêt professionnel. Il a ainsi fallu plusieurs décennies et un travail de recherche indépendant et obstiné pour établir que le danger de la crise dite « de Cuba » était considérable, plus grand encore que ce qu’en pensaient les acteurs de la crise.

La rencontre entre McNamara et Castro (Le brouillard de la guerre).

La connaissance accessible aujourd’hui en matière de danger automobile et nucléaire n’est donc pas comparable.

Ensuite, un accident automobile mortel n’affecterait sans doute pas plus que des dizaines de personnes, tandis qu’une explosion nucléaire en tuerait probablement des dizaines de milliers, sans parler des dommages sur le long terme. Une escalade en Inde et au Pakistan pourrait ainsi causer un milliard de morts par famine et effets indirects d’après une modélisation récente.

Enfin, l’attribution de responsabilité quant à l’accident de voiture n’a rien à voir avec celle d’une catastrophe nucléaire. La connaissance des risques encourus est accessible aux futures victimes lorsqu’elles prennent la route. Au contraire, les populations, et victimes potentielles d’une catastrophe nucléaire, ne connaissent que très rarement les dangers auxquels elles sont exposées, du fait des illusions de connaissance et de contrôle activement perpétuées par quiconque déploie cette analogie.

L’accident de la route sera, par ailleurs, pris en charge par une assurance qui offrira des compensations aux survivants et sanctionnera les responsables. Mais quelles sanctions pourraient être prises pour les experts majoritaires du nucléaire s’ils se trompaient ? Ils annoncent, au moins depuis 2006, que l’Iran aura « la bombe » demain matin… L’erreur, tant qu’elle est collective et dans le sens de la politique en cours, n’affecte pas l’autorité de ceux qui la commettent. Le parallèle avec les experts de la finance après la crise de 2008 est éloquent.

En somme, l’analogie entre les possibilités de l’accident de voiture et de la catastrophe nucléaire normalise le monde nucléaire tel qu’il est et entend réaffirmer l’autorité de ceux qui se disent en position de contrôle, mais n’auraient pas à rendre compte en cas de catastrophe.

Conclusion

Puisque des éléments au-delà du contrôle des décideurs ont empêché l’escalade, que la peur n’a pas toujours été à la hauteur du danger, qu’il a fallu des décennies pour prendre la mesure des dangers réels encourus en 1962, que les « experts » para-officiels tout comme les participants aux délibérations de l’époque ont perpétué des illusions de contrôle et de connaissance, et que la vulnérabilité nucléaire demeure, seule une recherche réellement indépendante et des citoyens actifs peuvent faire la lumière sur notre passé nucléaire en vue d’éclairer l’avenir.

Cette recherche met en lumière les paris au nom desquels experts et décideurs choisissent de perpétuer la vulnérabilité nucléaire globale et propose des moyens d’identifier le rôle de la chance plutôt que de le nier a priori. En attendant de prochaines découvertes, le moins qu’elle puisse faire est de donner au citoyen actif les moyens d’éviter l’intoxication.

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