Les ventes d’armes de la France à l’Arabie Saoudite et aux Émirats Unis ne respectent pas le droit international

Par ses ventes d’armes à l’Arabie Saoudite et aux Émirats Unis, la France ne respecte pas, en toute connaissance de cause, les articles 6.3 et 7 du Traité sur le Commerce des Armes de 2014 de l’ONU), ainsi que la Position Commune de l’Union Européenne définissant les règles des exportations de matériels militaires des pays de l’UE. Le Parlement européen s’est saisi, à plusieurs reprises, de cette question. Ainsi le 30 novembre 2017, à une immense majorité, il enjoignait à la haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères, Federica Mogherini, de « lancer une initiative visant à imposer un embargo européen sur les armes à l’Arabie Saoudite ».

Article de Jean-Paul Vienne, agrégé de philosophie, docteur en Lettres, professeur d’Université émérite, auteur de nombreux ouvrages.

 

Condamner pour son immoralité le commerce des armes de la France et, en particulier, celui qu’elle poursuit avec des pays qui s’en servent pour massacrer des populations civiles, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de leurs frontières, est chose aisée à concevoir. Étayer cette condamnation par une argumentation juridique solide en est une autre, plus aride, dont les militants de la paix ne feront néanmoins pas fi. C’est à ce rapport circonstancié (92 pages) que s’est récemment attelé le cabinet d’avocats Ancile, de Paris, à la demande de l’ACAT (Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture), laquelle a lancé en février 2018 une campagne pour dénoncer les ventes d’armes illégales, et d’Amnesty International France. Deux avocats de haut niveau se sont penchés, textes à l’appui, sur les conditions des récentes ventes d’armes françaises à l’Arabie Saoudite et aux Émirats Arabe Unis (E.A.U.). Mais il y est, à l’occasion, aussi question des ventes d’armes françaises (considérables) à d’autres pays du Golfe. Et on y apprend vraiment beaucoup de choses.

Le rapport vise à analyser la légalité du transfert d’armes fabriquées dans notre pays (vente, maintenance, pièces détachées, munitions, formation…) à ces deux pays engagés dans une guerre sanglante au Yémen (la coalition), dont les civils sont les principales victimes (au moins 10.000 morts à cette heure, d’innombrables blessés et malades, un pays en ruine). Il n’omet pas de citer, en introduction, les textes de référence applicables à la France : le Traité sur le Commerce des Armes de 2014 (ONU), la Position Commune de l’Union Européenne définissant les règles des exportations de matériels militaires des pays de l’UE de 2008 (révisée en 2011), tous deux contraignants dans leurs libellés, mais aucun ne prévoyant de sanctions à l’encontre des États contrevenants. Les faits analysés sont ceux rapportés par les représentants de l’ONU, les ONG et la presse.

Il débute par un historique du conflit, passablement complexe, qui a commencé en 2009, en mettant trois belligérants principaux en évidence : la coalition sunnite menée par l’Arabie Saoudite, le parti rebelle (les Houthis), se revendiquant du chiisme et les islamistes de Daech. On ne compte plus les innombrables cessez-le-feu signés depuis lors sous l’égide de l’ONU, violés sitôt signés. Le résultat de cette guerre est une crise humanitaire sans précédent, «la plus grave du monde », selon un rapport de l’UE.

Il détaille ensuite la procédure légale à suivre en France pour toute exportation de matériel militaire, soumis au régime de l’exception et donc de l’autorisation gouvernementale préalable, présentant toutes les apparences de garantie au regard de critères moraux, diplomatiques et de sécurité. Le principe de base étant l’interdiction, l’exportation ne peut s’effectuer qu’au moyen d’une autorisation de fabrication, de commerce ou d’intermédiation (AFCI) délivrée par le Ministère des Armées, sur des critères rigoureux lorsqu’il ne s’agit pas de pays de l’U.E. La liste des matériels militaires soumis à cette AFCI est fixée par arrêté ministériel et concerne directement les ventes d’armes à ces deux pays. L’obtention de l’AFCI, qui donne droit à une licence d’exportation, doit précéder toute négociation avec un État acheteur. Dans les faits, c’est la Commission Interministérielle pour l’Étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG), rattachée au Premier ministre et présidée par le Secrétaire Général de la Défense et de la Sécurité Nationale, qui rend un avis sur les demandes de licence d’exportation, en tenant compte des risques représentés pour la sécurité militaire de la France et de ses alliés, du risque de leur détournement, de leur impact diplomatique… et de la solvabilité du pays acheteur (tout de même). A quoi il faut ajouter, conformément à la Position Commune, le risque pour la paix régionale et le respect des droits de l’Homme (Union Européenne oblige). Des conditions de restriction sont prévues, variables selon les pays. C’est le Premier ministre qui, cet avis une fois rendu, prend la décision finale. Et c’est l’entreprise Défense Conseil International (DCI), à participation majoritairement étatique, qui assure la bonne exécution des commandes.

Tout beau, diront les optimistes congénitaux. Sauf que l’opacité, voire le secret, sont la règle dans ce type de transactions. On ne sait pas (et surtout pas le Parlement) comment sont accordées dans les faits les licences d’exportation, ni s’il existe un suivi de l’usage qui est fait de ces matériels ultra-sensibles ou de l’évolution des conditions politico-militaires régnant dans le pays acheteur (qui peuvent changer considérablement entre le début des négociations et la livraison effective). Tout est, de fait, à la discrétion du Premier ministre. Et tout demeure très confidentiel, en dépit des garanties textuelles formelles et du rapport que le gouvernement est censé rendre chaque année à l’ONU en vertu de l’article 13 du TCA.

Les ventes d’armes à ces deux pays ont déjà une longue tradition. Ainsi, depuis 1976, la France a livré 70% des équipements militaires des E.A.U. (des missiles, 388 chars Leclerc et 60 Mirages notamment). Pour la seule année 2016 189 licences leur ont été accordées pour un montant de 25,6 milliards d’euros (contre 9 milliards pour2015). Quant à l’Arabie Saoudite, elle se fournit régulièrement en matériels militaires chez nous depuis 1974. Ainsi en 2016, 218 licences lui ont été accordées pour un montant total de 19 milliards d’euros. Il s’agit, pour l’essentiel, de 115 blindés légers Nexter Aravis (que l’Allemagne avaient refusé de vendre !), de 276 blindés Renault Sherpa et VAB Mark 3, de canons de gros calibre Caesar (Nexter), ainsi que les obus (Thalès) qui vont avec. Ces canons faisant merveille sur le terrain du Yémen, l’Arabie Saoudite vient d’en commander 200 nouveaux. A quoi il faut ajouter des missiles sol-air Mistral (MBDA). La marine saoudienne n’étant pas en reste, elle a reçu 79 intercepteurs (vedettes légères et rapides) Couach, puis 39 patrouilleurs équipés de système de combat Tacticas (Thalès), et encore 3 patrouilleurs FS56. La France modernise également 4 frégates type F 2000, 2 pétroliers ravitailleurs et 3 frégates type 3000. Tous ces bâtiments, petits et grands, ont montré leur efficacité pour assurer le blocus des côtes yéménites et, par là même, pour réduire les populations civiles à la famine. On y ajoutera quantité de missiles. L’aviation saoudienne a, quant à elle, acquis des hélicoptères Cougar (EADS) des drones SDTI (Sagem) et un avion ravitailleur Airbus 330. Elle a, en outre, jugé indispensable d’équiper ses aéronefs en nacelles Pod Damoclès (Thalès), une quincaillerie de luxe qui permet d’identifier des cibles de nuit comme de jour par laser et infrarouge et donc de guider les bombes laser avec la plus grande précision, comme les civils yéménites ont déjà eu l’occasion de le vérifier à leurs dépens depuis mars 2015. Car notre belle électronique militaire est aussi devenue indispensable, et appréciée en conséquence. A quoi il conviendrait d’ajouter le transfert de précieux renseignements fournis par nos services (DRM) et nos satellites pour soutenir l’opération saoudienne « Tempête décisive ». Le Président Macron lui-même n’a pas manqué de vanter cette coopération militaire exemplaire lors de son discours du 9 novembre 2017 à la base navale d’Abou Dhabi.

Il y a néanmoins quelques députés grincheux pour ne pas s’en émerveiller et poser des questions dérangeantes (1.12.2015 ; 13.09.2016)). La réponse du gouvernement (J.Y. Le Drian, quelque soit son portefeuille, mais aussi J.M. Ayrault et F. Parly) est toujours la même : il se retranche derrière la lutte contre le terrorisme islamiste, offrant, ce faisant, un bel exemple de schizophrénie. D’un côté, on loue et développe la coopération militaire. D’un autre, on multiplie les appels au respect du droit international et à une solution politique, notamment au Conseil de Sécurité de l’ONU, osant même ce rappel : « La protection des populations civiles, des infrastructures vitales et des soins de santé doit être un impératif absolu », tout en concédant : « La situation humanitaire au Yémen est extrêmement grave ». Cela ne saurait aucunement entraîner la moindre restriction sur nos livraisons d’armes et, encore moins, poser la question de leur légalité.

Or, le droit international humanitaire (DIH) et l’ONU prévoient expressément la protection des civils (et des blessés) en cas de conflit, laquelle inclut le droit à la vie, le droit à l’eau, le droit à la nourriture, le droit aux soins, etc… (cf. outre les quatre Conventions de Genève, le Pacte des droits civils et politiques de 1966 ; la Convention relative aux droits de l’enfant, mais pas seulement…), ce qui déjà condamne en sa totalité le blocus actuellement en vigueur (cf. le Manuel de San Remo de 1994). En l’espèce, la distinction faite ordinairement entre conflit armé international et conflit armé non international semble de peu d’intérêt. Il apparaît bien, selon tous les constats concordants, que tous ces droits ont été massivement violés au Yémen par les forces armées des États de la coalition, ce qui suffirait à les incriminer, eux et leurs dirigeants, même s’ils ne sont pas signataires des conventions citées plus haut. Les civils sont massivement, sous diverses formes, les victimes manifestes et privilégiées des frappes militaires (aveugles ou non) tant terrestres, qu’aériennes ou maritimes de la coalition. Sont notamment visés, outre les villages et les villes, les hôpitaux, les approvisionnements en vivres et en eau, les infrastructures essentielles, voire les convois nuptiaux ou funèbres. Egalement grave : des bombes à sous-munitions (interdites), certes non françaises, ont été tirées au moyen d’armes elles bien françaises. Et le rapport d’Ancile d’établir la longue et désespérante liste de toutes ces exactions. Il rappelle aussi opportunément la jurisprudence rendue par la Cour Internationale de Justice (CIJ) concernant le degré de connaissance de l’usage qui est fait des armes (obligation de suivi, sans se contenter des déclarations par voie diplomatique) par les États vendeurs. Comme il établi que la France en est dûment informée, au plus tard depuis 2015, on peut donc considérer qu’elle n’a pas respecté, en toute connaissance de cause, les articles 6.3 et 7 du TCA, ainsi que la plupart des critères mentionnés dans la Position Commune. Sa conclusion : « Dans ces conditions, tout aide ou assistance apportée à l’Arabie Saoudite et aux Émirats Arabes Unis pour commettre des violations graves au regard du droit international humanitaire est donc susceptible de constituer une violation par l’État français de ses obligations en vertu de l’article 1 des Conventions de Genève ». Est-ce clair ? Le fait que ce rapport impute autant d’exactions aux belligérants non-étatiques (Houthi et Daech), notamment le recours aux enfants-soldats, qu’aux États de la coalition ne dédouane en rien ces derniers, ni n’exempte la France de ses responsabilités. Même si – curieusement – il ne touche aucun mot des 130 milliards ( !) de matériels militaires récemment commandés aux États-Unis par l’Arabie Saoudite.

Tous ces crimes de guerre ont été clairement dénoncés par diverses instances internationales : le Parlement Européen, les Nations Unies, la Croix-Rouge. Conclusion d’un expert : « Ces incidents prouvent le mépris total de la vie humaine que toutes les parties, y compris la coalition menée par l’Arabie Saoudite, continuent à montrer dans cette guerre absurde ». Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU, constate, quant à lui, plus sobrement : « Le Yémen est frappé par la plus grande crise alimentaire du monde ». Après que ces crimes ont été mis au regard de tous les textes de droit cités plus haut, longuement détaillés et analysés, le rapport Ancile conclut sans équivoque à la totale illégalité des ventes d’armes aux deux pays de la coalition et, par conséquent, à l’entière responsabilité (celle des politiques comme celles des firmes exportatrices) de la France, laquelle peut en répondre devant des juridictions internationales, voire nationales. Dont acte. Le rapport des deux juristes déplore au passage « le déficit démocratique » (absence de contrôle parlementaire et de corpus juridique notamment) propre à notre pays en ce domaine et constate, en comparaison, une bien meilleure prise en compte politique de la question des ventes d’armes en Grande-Bretagne, au Canada, en Belgique, en Italie, en Allemagne. Pour sa part, le Parlement européen s’est saisi, à plusieurs reprises, de cette question ; le 30 novembre 2017, il enjoignait ainsi, à une immense majorité, à la haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères, Federica Mogherini, de « lancer une initiative visant à imposer un embargo européen sur les armes à l’Arabie Saoudite ». Le rapport Ancile devient par là-même un fait politique d’importance, dont les citoyens, et les plus conscients d’entre eux, les militants de la paix, sont priés de s’emparer.

Nos deux clients privilégiés se déclarent, quant à eux, très (voire extraordinairement) satisfaits de l’efficacité et de la qualité des matériels fournis. Ainsi testés au combat (combat proven) avec succès, ces armements deviennent d’autant plus aisés à proposer à d’autres clients potentiels. Tout le monde est gagnant… sauf les couillons de civils du Yémen (et, peut-être aussi, de nombreux trésors architecturaux).

Jean-Paul Vienne

Outre le rapport d’Ancile lui-même http://acatfrance.fr/public/etude-juridique_cabinet-ancile_transfert-d-armes-de-la-france-dans-le-cadre-du-conflit-au-yemen.pdf, on consultera avec intérêt (entre autres) l’article de J. GUISNEL dans Le Point du 20 mars 2017 « Armement : la France, supermarché de l’Arabie Saoudite » http://www.lepoint.fr/editos-du-point/jean guisnel/armement-la-france-supermarche-de-l-arabie-saoudite-20-03-2017-2113291_53.php, l’article de V. LAMIGEON dans Chalenges du 16 mai 2017 « La France, championne du monde des ventes d’armes » https://www.challenges.fr/entreprise/defense/la-france-championne-des-ventes-d-armes_473623, le rapport d’Amnesty International « Les cinq plus grands marchands d’armes dans le monde » (2016) https://www.amnesty.fr/controle-des-armes/actualites/les-cinq-plus-grands-marchands-darmes-mondiaux, ainsi que, comme toujours en ce domaine, le rapport annuel du SIPRI.

 

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