Le rôle de la bombe atomique dans la fin de la Seconde Guerre mondiale

D’où vient la légende selon laquelle la bombe atomique aurait mis fin à la seconde guerre mondiale ?

 

 

Ci-dessous Yves Lenoir, auteur de « La Comédie Atomique », « La Découverte » (2016) et coréalisateur du film « Tchernobyl, le monde d’après » (2018), raconte pour IDN comment le Japon fut amené à capituler et comment les États-Unis décidèrent par la suite de développer l’arme nucléaire.

 

 

 

 

En marge de la conférence de Potsdam (17 juillet au 2 août 1945), le général Eisenhower s’entretint avec le Président Truman et les Secrétaires d’État, Byrnes, et à la Guerre, Stimson. Concernant l’usage de l’arme atomique qui venait d’être testée avec succès le 16 juillet, il relata :

  • … le Secrétaire à la Guerre Stimson, de passage au quartier général en Allemagne, m’a informé de la préparation du largage d’une bombe atomique sur le Japon. J’étais de ceux qui sentaient qu’il y avait de nombreuses raisons convaincantes de se poser des questions sur la sagesse d’un tel acte.
  • … je lui fis savoir mes graves pressentiments : en premier lieu, que j’étais convaincu que le Japon était déjà défait et que larguer la bombe était complètement inutile ; par ailleurs, je pensais que notre pays devrait éviter de choquer l’opinion mondiale par le recours à une arme dont l’emploi n’était à mon avis plus obligatoire pour sauver des vies américaines. J’étais sûr que le Japon, à ce moment crucial, cherchait les voies d’une reddition avec un minimum de perte de face. »

Dénouement shakespearien, duperie historique

L’acte final de la tragédie commence. Eisenhower a sans doute eu connaissance du mémorandum de la réunion du Président et des chefs d’état-major du 18 juin, qui détaille le plan d’invasion du Japon, dont les grandes lignes ont ensuite été communiquées à Staline. En février 1945, à Yalta, ce dernier s’était engagé, dans un délai de deux à trois mois après la fin des hostilités en Allemagne, à dénoncer le traité de neutralité signé avec le Japon le 13 février 1941. Le 18 juin, la bombe atomique reste un paramètre hypothétique dans la stratégie américaine, de même que la date de l’entrée en guerre de l’URSS contre le Japon.

Des trois acteurs, Staline est le mieux informé. Il sait que, depuis juin 1944, le Japon cherche les voies d’une capitulation négociée ; il vient de décider de « faire patienter » le Prince Konoye, l’envoyé de Tokyo à Moscou après la capitulation du Reich pour solliciter une médiation auprès des Américains ; il a suivi depuis leur début les travaux du Manhattan Project, a eu connaissance du succès de Trinity, et sait que Truman ne le sait pas… Seule donnée manquante : la date du bombardement atomique du Japon. Une course contre la montre s’engage. Pour Staline, il s’agit de transférer ses troupes et leur logistique du front Ouest au front Est afin de prendre, comme en Europe, toute sa part de la victoire. Pour Truman, il s’agit d’utiliser l’arme avant que le Japon ne soit forcé de capituler devant Staline. Un Staline contraint depuis l’essai réussi de S1 (1) de hâter son intervention contre un nord du Japon dégarni, car hors de portée des B29 de l’USAF. Le Japon, à l’opposé, ne sait rien. Tablant sur son traité de neutralité avec l’URSS et escomptant que les Américains chercheront à éviter le genre de bain de sang d’Okinawa ou d’Iwo Jima, il ne lui reste que deux options : arracher une capitulation honorable par la voie diplomatique passant par Moscou ; à défaut, attendre de pied ferme les troupes US et leur infliger un maximum de pertes.

Hiroshima laisse impavides les dirigeants nippons. L’Empereur n’en est informé que le 7 août. Le discours de Truman annonçant au monde l’événement n’est pas discuté lors des conférences gouvernementales sur la réponse à donner à l’ultimatum lancé de Potsdam, par Truman, Churchill et Chang Kay-Shek. Car soixante-six villes, dont Tokyo, ont été en partie rasées et incendiées depuis le début mars par les raids massifs de l’USAF. Une ville détruite de plus ne change pas la donne !

Il est possible que Staline se soit attendu à ce que Hiroshima poussât le Japon à capituler, ce sur quoi comptait Washington. L’absence de réaction nipponne l’aura décidé à sortir de sa neutralité et ouvrir les hostilités dès le 8 août. La nouvelle arrive à Tokyo à 7h le lendemain matin. C’est aussitôt la panique autour de l’Empereur. Moscou n’est plus neutre ! Or les stratèges japonais avaient évalué qu’il ne faudrait pas une semaine avant que les troupes soviétiques n’investissent Hokkaido, l’île du Nord…

Un dialogue implicite se déroule alors entre Truman et l’Empereur pour que la victoire tombe dans la gibecière américaine. Le discours de Truman annonçant le bombardement d’Hiroshima ne contenait aucun mot suggérant que l’armée impériale aurait démérité. L’accent était mis sur l’avance scientifique américaine. Cette formulation autorisait le souverain à accepter une capitulation sans condition pour, selon les mots de son adresse du 15 août à la nation, éviter « … l’effondrement et l’anéantissement de la nation japonaise … par une arme de destruction cruelle ». Est ainsi repoussé le spectre du démantèlement du Japon par Staline, et Shōwa Tennō sauve son trône. A aucun moment, le largage le 9 août d’une bombe atomique sur Nagasaki n’a été évoqué…

La légende de l’arme miracle stoppant net une guerre totale naît ce jour- là.

 

L’engrenage de la défiance ; la justification par le coût…

Cependant, l’imperium d’Hiroshima sur une doctrine qui postule irréversible l’existence d’arsenaux atomiques a d’autres causes. Parmi celles-là, la défiance entre alliés.

Quelques mois plus tôt, durant les travaux de l’Interim Committee (2), la proposition d’internationaliser la production d’énergie atomique sous l’égide de la future ONU avait été discutée et retenue. Cependant se posait aussi la question de ce qu’on allait dire à Staline. Churchill avait été obsédé par l’idée de déclarer la guerre à l’URSS. Il était impératif à ses yeux de maintenir un secret absolu : l’arme, si elle se révélait efficace, serait l’atout surprise majeur pour l’emporter. Roosevelt, puis Truman, étaient, eux aussi, d’avis de ne rien dire.

Après son arrivée à Potsdam, Churchill est informé « qu’un enfant est né, plus grand qu’attendu… ». Le lendemain, la lecture du rapport sur Trinity le laisse bouleversé. Après une nuit de ruminations, il a changé d’avis : il faut dire l’essentiel à Staline – la nature de la bombe et sa prochaine utilisation contre le Japon. Le journal de Stimson, en date du 22 juillet, révèle que les deux délégations, britannique et américaine, approuvent cette option. En effet, tous pressentent que c’est la condition première pour établir le niveau de confiance indispensable aux futurs rapports avec l’URSS. Mais Truman se limite, en a parte, à informer Staline que les Etats-Unis disposent d’une bombe d’une puissance inédite, sans plus, et qu’il va l’utiliser contre le Japon. Staline ne fait pas montre du moindre intérêt…

De toute façon, l’internationalisme atomique n’avait aucun avenir : dès 1942, Kurtchatov avait reçu l’ordre de concevoir un programme atomique, dont la mise en œuvre commencera à peine la guerre terminée.

Des dépenses à l’affectation suspecte avaient attiré l’attention du Congrès. Les élus commençaient à s’alarmer. Fin mai 1945, Groves calma le jeu en organisant la visite de cinq parlementaires au centre d’Oak Ridge, où ils découvrirent l’immense complexe d’enrichissement de l’uranium. Car le programme a coûté l’équivalent de 40 Md$ d’aujourd’hui, de l’ordre de ce qu’avait coûté la moitié de tous les raids de l’USAF sur le Japon ! Si la bombe n’avait pas arrêté la guerre et évité les énormes pertes et dépenses d’un débarquement – toutes conclusions tirées en faisant abstraction de l’entrée des Russes dans le jeu – alors on n’aurait pu prétendre que l’arme atomique possédait la vertu de « faiseuse et garante de paix », la plus économique de surcroît.

Ironie de l’Histoire, Eisenhower se persuada dès 1946 qu’énergie et armes atomiques allaient assurer au coût le plus faible l’hégémonie militaire et économique des Etats-Unis. La bombe russe motiva le développement de l’arme à hydrogène. Les Russes donnèrent une réplique fracassante. Alors, Eisenhower organisa le plus grand build up militaire de tous les temps : en moyenne, chaque jour ouvrable durant ses deux mandats, 10 armes atomiques d’une puissance totale de 12 MT gonflaient les arsenaux de l’Army, de la Navy et de l’Air Force…

Le messianisme atomique que l’on s’était complu à applaudir dans Atoms for Peace laissait le souvenir amer d’une illusion trompeuse.

(1)  Nom de code de la bombe au plutonium testée le 16 juillet 1945, celle surnommée Gadget par le staff de Los Alamos.

(2) Le Comité était chargé de définir l’usage de l’arme et de proposer un programme atomique pour l’après-guerre.Nuclear

 

Sources principales (presque toutes archivées sur internet)

  • United States Department of State, Foreign relations of the United States: diplomatic papers, The American Republics, Volume IX, Washington, D.C.: U.S. Government Printing Office, 1945
  • NUCLEARorg, Project of the Nuclear Age Peace Foundation, 1940 – 1945
  • G. Gosling. The Manhattan Project: Making the Atomic Bomb. DOE/MA-0002 Revised. Washington, D.C.: Department of Energy, 2010
  • Interim Committee Reports (May – September 1945), <http://www.nuclearfiles.org/menu/key-issues/nuclear-weapons/history/pre-cold-war/interim-committee/index.htm>
  • Foreign Relations of the United States: Diplomatic Papers, The Conference of Berlin (The Potsdam Conference), 1945, Volume I & II
  • R. Groves to Henry Stimson, July 18, 1945, Research Material, Lamont Papers
  • Discours de capitulation de l’empereur du Japon, Perspective Monde, <ur1.ca/mo80j>.
  • United Sattes Strategic Bombing Survey, Japan’s Struggle to End the War, Chairman’s Office, 1er juillet 1946
  • United States Strategic Bombing Survey, July 1, 1946, President’s Secretary’s File, Truman Papers (résumé du précédent)
  • Dwight D. Eisenhower, Crusade in Europe, Doubleday, Garden City, 1948
  • Harry S. Truman, The Decision to Drop the Atomic Bomb, Library and Museum,
  • US Department of State, Archive, The Acheson-Lilienthal & Baruch Plans, 1946
  • Office of the Historian, Milestones 1945-1952, Atomic Diplomacy
  • Dwight D. Eisenhower, The White House Years. Mandate for Change, 1953-1956, Doubleday,
  • Brian Madison Jones, Abolishing the Taboo, Dwight D. Eisenhower and American Nuclear Doctrine, 1945-1961, Helion & Company, Solihull, 2011
  • Graham Farmelo, Churchills Bomb, Faber & Faber, 2013
  • Ward Wilson, Five Myths about Nuclear Weapons, Houghton Mifflin Harcourt, 2013
  • Zhores Medvedev, Stalin and the Atomic Bomb, Spokesman 68

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