Les victimes des armes nucléaires

Alors que le monde commémore le 75e anniversaire des trois premières explosions atomiques (l’essai “Trinity” aux Etats-Unis suivi des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki au Japon), il importe de rappeler que, depuis lors, le nombre de victimes des armes nucléaires n’a cessé de s’accroître. De quoi démonter l’argument selon lequel ces armes assurent la paix et notre sécurité.

Hiroshima et Nagasaki : un carnage effroyable

Il est légitime et approprié de se remémorer chaque année les victimes des bombes atomiques de Hiroshima et de Nagasaki. Même si les tapis de bombes ‘classiques’ qui avaient rasé des villes japonaises avant le 6 août 1945 avaient fait davantage de victimes, le signal effroyable et puissant que la destruction de Hiroshima et Nagasaki entendait lancer a ouvert une nouvelle ère.

Aujourd’hui nous savons par des historiens que ce ne sont pas ces attaques massives qui ont amené le Japon à capitulation, mais la déclaration de guerre de l’Union soviétique. Pourtant, il a été jugé pratique de bâtir le concept de dissuasion nucléaire sur le mythe que la peur d’un carnage aussi impensable découragerait toute agression à l’avenir.

Et l’ampleur du carnage est en effet effrayante. Selon certaines estimations, au cours des quatre mois qui ont suivi les bombardements atomiques, entre 90 000 et 140 000 personnes ont péri à Hiroshima (près de 39 % de la population) et de 60 000 à 80 000 personnes sont mortes à Nagasaki (soit 32 % de la population). La plupart des décès ont résulté des effets immédiats de souffle et de chaleur des deux bombes ainsi que, plus tard, de brûlures et de l’irradiation.

A ce total initial de 150 000 à 220 000 victimes doivent s’ajouter les cancers par irradiation qui ont mis plusieurs années voire décennies à se déclarer. Une étude partielle de 2000 a révélé un nombre de quelque 1 900 cancers parmi un groupe de survivants. En 2007, parmi les quelque 250 000 survivants reconnus, seuls 2 242 avaient été officiellement admis comme atteints par des maladies dues à l’irradiation du fait des critères stricts imposés par le gouvernement japonais. Le jugement récent d’un tribunal a étendu le droit à l’indemnisation aux victimes des ‘pluies noires’ radioactives affectées dans des zones plus éloignées des épicentres.

Bien qu’entièrement justifié, l’accent sur le nombre de victimes des deux seuls cas d’emploi effectif des armes nucléaires de l’histoire ne contribue pas à une analyse complète du risque permanent associé à la production, aux essais et à la possession des armes nucléaires. Afin d’évaluer ce risque, il est vrai que les scientifiques et les chercheurs butent dans leurs efforts sur le manque de données publiques en raison du secret qui entoure encore les armes nucléaires, tout particulièrement dans les pays non transparents tels que la Russie, la Chine, Israël ou la Corée du Nord.

Les victimes de la production des armes nucléaires

La fabrication d’armes nucléaires, surtout à une large échelle comme aux Etats-Unis ou en Union soviétique/Russie, est responsable d’un niveau élevé de morts et de maladies qui continue de faire des victimes encore aujourd’hui. En 2016, une étude a conclu que, dans les usines de fabrication d’armes nucléaires des Etats-Unis depuis 1945, quelque 107 394 employés avaient contracté des cancers et d’autres maladies graves, et 33 480 en étaient morts.

Plus récemment, en août 2019, des fonctionnaires russes ont confirmé les informations relatives à une contamination radioactive, vraisemblablement résultant de l’explosion d’un missile à propulsion nucléaire au cours d’une séries d’essais effectués par la Marine russe dans la région d’Arkhangelsk. Au moins cinq personnes ont trouvé la mort et plusieurs autres ont été sérieusement blessées tandis que le niveau de radiation dans la région a connu des pics supérieurs de 4 à 16 fois la norme.

Les victimes des accidents d’armes nucléaires

Depuis 1950, ce sont 32 accidents d’armes nucléaires qui ont été répertoriés et sont connus sous le nom de “flèches brisées”, c’est-à-dire des événements imprévus impliquant des armes nucléaires et causant le tir accidentel, la mise à feu, la détonation, le vol ou la perte d’armes nucléaires. A ce jour, six d’entre elles ont été perdues et n’ont jamais été retrouvées.

Ces accidents, survenant à des aéronefs ou des sous-marins nucléaires, ont causé des centaines de morts et une considérable contamination radioactive. En 2014, le centre de recherche britannique de Chatham House a publié une étude détaillée de 13 incidents qui ont quasiment abouti à des explosions nucléaires, certains ayant provoqué des morts et des blessés, mais évitant par miracle des conséquences encore plus catastrophiques.

Chiffres victimes d'Hiroshima
Quelques chiffres alarmants. © IDN / 2020.

Les victimes des essais d’armes nucléaires

La proportion la plus large des victimes d’armes nucléaires depuis Hiroshima et Nagasaki résulte sans conteste des essais explosifs de ces armes. Entre 1945 and 2017, quelque 2 476 armes nucléaires ont été détonnées, y compris 604 dans l’atmosphère, sur ou sous l’eau, cumulant une puissance de plus de 540 mégatonnes, soit plus de 36 000 équivalents de la bombe d’Hiroshima.

Une étude de 1991 publiée par l’Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire (IPPNW) a pronostiqué que quelque 2,4 millions de personnes mourraient tôt ou tard d’un cancer attribué aux essais nucléaires atmosphériques dans le monde.

Aux Etats-Unis, qui ont effectué près de la moitié de tous les essais nucléaires, une étude de 2017 a estimé que les retombées des essais nucléaires étaient responsables de 340 000 à 460 000 morts prématurées entre 1951 et 1973. Cette étude s’est fondée sur de nouvelles données qui ont permis de corriger une estimation précédente du Center for Disease Control (CDC) chiffrant en 2003 le nombre de morts prématurées à 11 000, principalement dues au cancer de la thyroïde.

Malheureusement, il n’existe aucune statistique indépendante sur les victimes des essais nucléaires effectués par les autres puissances nucléaires, souvent en dehors de la métropole comme en Algérie ou en Polynésie française pour la France, en Australie par la Grande-Bretagne, au Groenland pour les Etats-Unis, au Kazakhstan pour l’Union soviétique, ou dans les îles du Pacifique pour la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Certaines études partielles donnent toutefois une idée de l’impact de ces essais. Par exemple, des documents récemment déclassifiés montrent que certains des essais menés par la France en Algérie ont provoqué une contamination radioactive jusqu’en Europe méridionale et jusqu’en Afrique sub-saharienne. Un groupe de 3 000 anciens combattants français luttant pour leur indemnisation ont découvert que 35 % d’entre eux avaient contracté un cancer ou souffraient d’infertilité et d’affections cardiovasculaires, tandis que leurs enfants et petits-enfants souffraient aussi de complications.

Au Kazakhstan, alors que les autorités sanitaires kazakhes estiment à 1,5 million le nombre de personnes exposées aux retombées des essais nucléaires soviétiques, seuls 5 700 d’entre elles ont été reconnues en tant que victimes survivantes en 2019. De 1946 à 1958, les Etats-Unis ont fait exploser sur les Iles Marshall quelque 67 bombes nucléaires, soit l’équivalent en puissance de plus d’une explosion et demie de type Hiroshima chaque jour pendant 12 ans, causant d’intenses souffrances du fait des évacuations forcées, de brûlures, de malformations à la naissance et de cancers. Aujourd’hui, les 90 000 mètres cubes de déchets nucléaires abandonnés sur l’archipel affecté par la montée du niveau des mers menacent la région d’une contamination catastrophique.

Comment arrêter ce carnage ?

Au moment où le président américain envisage de reprendre les essais nucléaires explosifs arrêtés en 1992, il est plus que jamais urgent de se souvenir d’un vieux principe qui a fait ses preuves : dès lors qu’une substance est impossible à contrôler et induit un risque inacceptable pour l’humanité ou l’environnement, le seul choix sûr et logique consiste à interdire son emploi, qu’il soit civil ou militaire, et à l’éliminer.

Ce principe a été appliqué à des substances telles que le pesticide DDT, les chlorofluorocarbones (CFC) utilisés comme réfrigérants ou l’amiante dans la construction, tout comme aux armes biologiques et chimiques, aux mines antipersonnel et aux bombes à sous-munitions. Il est grand temps que ce principe s’applique aussi aux armes nucléaires, qui comportent le risque d’anéantissement de l’humanité et de la planète.

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Marc Finaud

Marc Finaud

Marc Finaud est un ancien diplomate de carrière. Il travaille désormais comme formateur pour jeunes diplomates et officiers au sein du Centre de Politique de Sécurité de Genève (GCSP) dans tous les domaines de la sécurité internationale. Au cours de sa carrière diplomatique, il a été affecté à plusieurs postes bilatéraux (URSS, Pologne, Israël, Australie) ainsi qu’à des missions multilatérales (CSCE, Conférence du Désarmement, ONU). Il est titulaire de Masters en Droit international et en Sciences politiques. Il a aussi été Collaborateur scientifique de l’Institut des Nations unies pour la Recherche sur le Désarmement (UNIDIR) (Programme sur les Armes de destruction massive). Au sein d’IDN, il a la responsabilité d’assurer les relations internationales et diplomatiques de l’association. Il participe au Comité de rédaction.
Marc Finaud

Marc Finaud

Marc Finaud est un ancien diplomate de carrière. Il travaille désormais comme formateur pour jeunes diplomates et officiers au sein du Centre de Politique de Sécurité de Genève (GCSP) dans tous les domaines de la sécurité internationale. Au cours de sa carrière diplomatique, il a été affecté à plusieurs postes bilatéraux (URSS, Pologne, Israël, Australie) ainsi qu’à des missions multilatérales (CSCE, Conférence du Désarmement, ONU). Il est titulaire de Masters en Droit international et en Sciences politiques. Il a aussi été Collaborateur scientifique de l’Institut des Nations unies pour la Recherche sur le Désarmement (UNIDIR) (Programme sur les Armes de destruction massive). Au sein d’IDN, il a la responsabilité d’assurer les relations internationales et diplomatiques de l’association. Il participe au Comité de rédaction.

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