« La stratégie de dissuasion pousse à la prolifération nucléaire »

Interview de Paul Quilès par Michel Audétat, publié dans Le Matin Dimanche   (Lausanne) 10 septembre 2017 

Entretien La Corée du Nord réveille la peur du conflit nucléaire. Pour Paul Quilès, ancien ministre français de la Défense, elle conforte aussi la nécessité d’en finir avec la doctrine dite de la « dissuasion nucléaire ». 

Les États-Unis et la Corée du Nord se sont livrés à une escalade verbale. Derrière les mots, existe- t-il aussi un risque d’escalade militaire ? 

Ce serait une erreur de réagir à chaque fois qu’il y a escalade verbale. De part et d’autre, nous sommes face à deux personnalités, Donald Trump et Kim Jung-un, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles aiment la provocation. Mais il faut aller au-delà des imprécations et des rodomontades. Toutes les crises qui mettent en jeu des menaces nucléaires sont dangereuses. J’irai toutefois un peu à contre-courant de ce qui se dit ces jours en ajoutant: celle-ci pas plus que les autres. Monsieur Trump affirme que «toutes les options sont sur la table». Mais les options militaires sont limitées. Un bombardement des sites du programme nucléaire nord-coréen me paraît très improbable: il y a trop d’incertitudes sur les lieux de production et de stockage. En outre, chacun sait qu’une intervention militaire aurait des conséquences terribles pour la Corée du Sud. De son côté, malgré le tapage qu’il fait, le dictateur de Pyongyang n’ignore pas que des velléités d’intervention seraient suicidaires. Il y a toujours du bluff dans la dissuasion nucléaire. On bombe le torse: «Attention, je suis plus costaud que toi! Je vais te rayer de la carte!» On se lance des menaces comme des catcheurs avant le match.

La théorie de la dissuasion nucléaire suppose qu’il y a, entre les adversaires, une rationalité partagée. Est-on sûr que c’est le cas dans la crise actuelle ? 

C’est ce que dit en effet la théorie de la dissuasion, à laquelle je ne crois pas. Quand il s’agit de chefs d’État aussi imprévisibles l’un que l’autre, le bluff est plus inquiétant qu’entre des catcheurs ou des joueurs de poker. Vont-ils garder leur sang-froid jusqu’au bout? Si vous prenez tous les propos de Trump sur le nucléaire, il y a de quoi attraper la migraine. Il a notamment dit qu’il ne sert à rien de posséder des armes nucléaires si on ne s’en sert pas… C’est la preuve qu’on ne lui a pas encore expliqué en quoi consiste la dissuasion. Heureusement, il y a autour de Trump des gens qui ne sont pas aussi déréglés que lui. Et il n’y a pas que des va-t-en-guerre et des irresponsables au Congrès américain. Mais on est toujours à la merci d’un accident ou d’un dérapage. On pense généralement à la crise des missiles de Cuba, qui remonte à 1962. Mais le monde a frôlé la catastrophe en de nombreuses autres occasions.

En raison de ces incertitudes et de ces risques, la dissuasion nucléaire tiendrait donc du pari ?

On parie en effet sur la rationalité ultime de l’Autre en postulant qu’il restera raisonnable. Mais l’altérité implique précisément que l’Autre, pour toutes sortes de raisons, culturelles, politiques ou religieuses, ne raisonne pas obligatoirement comme nous. La dissuasion nucléaire relève en fait de la croyance, avec tout ce que cela comporte d’irrationnel. L’assimiler à une «assurance-vie» tient de l’imposture.

Le Conseil de sécurité de l’ONU est appelé à se prononcer lundi sur un projet de résolution des États-Unis prévoyant de nouvelles sanctions contre la Corée du Nord.
Vont-elles servir à quelque chose ?

Tout le monde peut constater que la méthode choisie, sanctions sur sanctions, ne fonctionne pas. Pour une raison très simple: les Chinois continuent de faire du commerce et d’alimenter la Corée du Nord qui n’est plus dans l’état de délabrement qu’elle a connu dans les années 1990. Si les sanctions ne sont pas accompagnées de négociations, cela échouera. Et les négociations, ce n’est pas forcément ce qu’on met sur la place publique… En 2005, déjà, les partenaires concernés par le dossier (les deux Corées, les États-Unis, la Chine, la Russie et le Japon) s’étaient engagés à « explorer les moyens les moyens de pro- mouvoir la coopération en matière de sécurité en Asie du Nord-Est ». C’est dans ce sens-là qu’il faut aller, en offrant des garanties et en visant une dénucléarisation de la péninsule coréenne.

La Chine se dit favorable à une dénucléarisation de la péninsule. Elle détient la clé du problème ?

C’est ce que je pense. Cela suppose que les Américains, au-delà des fanfaronnades de Trump, comprennent que la dénucléarisation de la péninsule coréenne est aussi dans leur intérêt. Elle pourrait être le préalable à la création d’une «zone exempte d’armes nucléaires» (ZEAN) comme il en existe dans cinq autres régions du monde et qui inclurait en l’occurrence le Japon. Vous me direz que c’est du wishfull thinking. Peut-être. Mais rappelez-vous comment on parlait de l’Iran avant 2015: on ne voyait pas du tout les choses comme elles se déroulent aujourd’hui, malgré les propos irresponsables du Président Trump sur le sujet. L’accord de 2015 sur le nucléaire iranien, c’est la même idée qui a réussi: des négociations officielles doublées de négociations souterraines, avec la suppression des sanctions à la clé.

Selon vous, quelle leçon tirer de la crise avec la Corée du Nord en ce qui concerne la dissuasion nucléaire ?

Elle montre que la dissuasion pousse à la prolifération; toute l’histoire de la guerre froide le prouve aussi. Ces jours-ci, j’entends des gens qui citent le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) de 1968 en disant qu’il nous protégerait de la prolifération. C’est une blague: ce traité n’a pas empêché l’Inde, le Pakistan et Israël de se doter de l’arme nucléaire! Je n’ai pas la moindre envie d’innocenter le régime de Pyongyang, mais je constate qu’il tient le même discours que les pays dits «dotés» (États-Unis, Russie, Chine, Grande-Bretagne et France) quand ils affirment que seule l’arme nucléaire serait de nature à garantir leur sécurité. C’est exactement ce que dit la Corée du Nord. Et pourquoi s’étonnerait-on qu’elle cherche à se doter de la même garantie? Dans sa façon de concevoir le bluff nucléaire, Trump me rappelle Michel Audiard qui faisait dire à Jean-Paul Belmondo, dans un film d’Henri Verneuil : « Quand les types de 130 kilos disent certaines choses, les types de 60 kilos les écoutent. » Mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent! La stratégie de dissuasion constitue au contraire une incitation à sortir du régime de non-prolifération nucléaire.

On considère que l’usage d’armes nucléaires aurait des conséquences si graves que cela nous protègerait d’un passage à l’acte. Le risque existe-t-il, malgré tout, qu’elles cessent d’être des « armes de non-emploi » ?

Ce risque n’est pas nouveau. L’arme nucléaire a souvent failli être une arme non de dissuasion, mais d’emploi. Récemment, j’ai entendu un général français qui disait, en parlant du terrorisme islamique: «On pourrait faire péter une petite bombe dans le désert. Ils comprendraient notre détermination…»

Pourquoi, en dépit de ces risques, la stratégie de dissuasion nucléaire suscite-t-elle si peu la controverse?

Certains pays en débattent depuis longtemps. En France, cela a commencé il y a quelques jours… Grâce à la Corée du Nord, on commence enfin à lire des papiers qui discutent cette idée. Depuis que de Gaulle a lancé le développement de la «force de frappe», comme on disait alors, on considère la doctrine de la dissuasion comme indiscutable et on n’en discute donc pas. Les médias s’abstiennent d’en parler. Et si les parlementaires en parlent parfois, c’est uniquement pour savoir combien d’argent on va mettre là-dedans. En France, la dissuasion nucléaire est considérée comme un postulat. C’est comme dans le catholicisme: on y discute des prêtres, de la messe, mais bien peu de l’existence de Dieu. De la même manière, on peut discuter de la miniaturisation des ogives nucléaires, mais pas des principes de la dissuasion. On récite le catéchisme en affirmant qu’ils sont indispensables, alors qu’ils exercent par ailleurs une influence considérable sur le système démocratique français. En janvier 1964, le général de Gaulle a décidé de donner au Président de la République le pouvoir d’engager l’armement nucléaire. On a donc un système monarchique dans lequel le monarque républicain a le doigt sur la détente et peut décider seul, en dernière analyse, de déclencher le feu nucléaire. Jamais contestée, cette décision prise par de Gaulle est tout de même assez monstrueuse… Le président de la République française n’est pas de droit divin, mais il est de droit nucléaire !

Le président Macron pourrait-il être sensible à vos arguments?

J’aimerais le convaincre. Fin avril, je lui ai écrit une lettre pour attirer son attention sur la négociation, à l’ONU, d’une convention d’interdiction des armes nucléaires: un traité a été adopté par une majorité des pays membres le 7 juillet et il sera soumis à ratification à partir du 20 septembre. Parmi les 21 personnalités qui ont cosigné mon texte figurait Nicolas Hulot qui, depuis lors, est devenu ministre de la Transition écologique. Si vous rappelez sa signature au bas de cette lettre, cela ne me dérangera pas: on ne peut pas signer un texte comme celui-ci, disant que la dissuasion nucléaire est très dangereuse, et oublier ses responsabilités le jour où on devient ministre.

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