La dissuasion nucléaire censée assurer notre sécurité n’est plus efficace à 100%

Jean-Marie Collin, expert sur les questions de sécurité et de désarmement nucléaire et vice-président de l’organisation française Initiatives pour le désarmement nucléaire (IDN), qui fait partie du collectif de l’ICAN, explique le retentissement de cette récompense sur l’opinion publique.

 

 

C’est officiel, la France et les autres puissances nucléaires ont décidé de bouder la cérémonie de remise du prix Nobel de la paix le 10 décembre prochain. La raison de ce mouvement d’humeur ? Le prix sera attribué à la campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN). Cette dernière a permis de faire adopter un premier traité d’interdiction, signé par 122 pays au siège des Nations unies, à New-York, le 7 juillet dernier. Jean-Marie Collin, expert sur les questions de sécurité et de désarmement nucléaire et vice-président de l’organisation française Initiatives pour le désarmement nucléaire (IDN), qui fait partie du collectif de l’ICAN, explique le retentissement de cette récompense sur l’opinion publique.

En décernant le prix Nobel de la paix à l’ICAN, quel message le comité Nobel envoie-t-il aux pays qui possèdent l’arme atomique et notamment à la France ?

Le comité Nobel a décidé d’envoyer deux messages clairs : ouvrir les yeux des Etats et interpeller la communauté internationale sur les dangers de l’arme nucléaire. Les puissances nucléaires doivent entamer de véritables négociations pour éliminer l’arme atomique. L’ICAN a été créée en 2007. En dix ans, le collectif a contribué à obtenir un traité qui interdit formellement les armes nucléaires, c’est une première. Le comité Nobel a aussi voulu tirer la sonnette d’alarme : les Etats doivent avoir conscience du danger que représente l’armement nucléaire et de ses conséquences : l’arme nucléaire est une arme qui fait monter les tensions. Enfin, le Nobel de la paix est remis à Oslo, contrairement aux autres prix qui sont remis à Stockholm. Le comité a voulu faire un pied de nez à la Norvège, qui est membre de l’OTAN et n’a pas signé le dernier traité d’interdiction.

Peut-on vraiment lutter contre la prolifération de l’armement nucléaire alors que seuls 122 pays sont signataires d’un accord les interdisant ?

Bien sûr. En réalité, l’absence des puissances nucléaires est déjà une forme de victoire en soi car ils auraient pu venir et faire capoter toutes les négociations. Par ailleurs, un grand nombre d’Etats n’auraient pas pris part aux négociations et n’auraient pas osé s’engager contre les armes nucléaires en leur présence. Evidemment, l’objectif, à terme, est que ces puissances nucléaires rejoignent les signataires. Mais c’est la majorité des Etats du monde qui doit impulser le mouvement. C’est qui a été le cas avec les 122 premiers signataires.

Nous avons réussi à faire en sorte que l’armement nucléaire change d’image

Mais le plus important, c’est que nous avons réussi à faire en sorte que l’armement nucléaire change d’image. Le temps où les armes nucléaires étaient vues comme des armes de prestige et de puissance et non comme une menace, exceptées pour les Etats non-démocratiques, est révolu. Face à ce changement de paradigme, les Etats sont embarrassés, c’est pour cela qu’ils ne sont pas venus à la conférence. Il fallait casser l’image que posséder l’arme nucléaire, c’est positif ou normal. Personne n’accepterait que la France développe et possède un arsenal d’armes biologique, par exemple. Le but est d’interpeller, de créer un choc salutaire dans l’opinion. En juillet dernier, le président Emmanuel Macron a prononcé un discours pour expliquer que « la dissuasion était la clef de voûte de la politique de défense ». Nous voulons casser cette tradition bien française. François Hollande avait dit dans son discours à Istres en février 2015 que « la dissuasion nucléaire est ce qui nous permet d’être libre ». Emmanuel Macron ne pourrait sans doute plus prononcer le même discours aujourd’hui. Ce serait extrêmement mal perçu. L’opinion évolue sur ce sujet.

Comment convaincre l’opinion publique que des pays qui ont l’arme nucléaire ne sont pas plus en sécurité alors qu’elles la considèrent comme leur assurance-vie ?

Par différents moyens. Un impact direct, le plus entendu par les citoyens et les médias est probablement l’impact économique. En France, sur le budget public, on vient de passer la barre des 4 milliards d’euros pour la dissuasion nucléaire. Ce budget va progressivement augmenter dans les dix prochaines années jusqu’à atteindre 6,5 ou 7 milliards d’euros. Ce qui représente quasiment l’équivalent du budget de la justice qui est constamment carencé. Un autre argument est stratégique : mettre autant d’argent dans la dissuasion, c’est autant d’argent qui n’ira pas aux forces conventionnelles. Les militaires auront toujours des conditions de vie médiocre, l’équipement n’évoluera pas… Bref, malgré une augmentation du budget de la défense, c’est la dissuasion nucléaire qui va l’absorber alors que la France est en déficit.

La dissuasion connaît des « angles morts » de plus en plus larges. Ce fameux système de sécurité censé assurer notre sécurité n’est plus efficace à 100 %

Pourtant, il y a des parlementaires en faveur de la dissuasion nucléaire qui s’inquiètent et réclament de la transparence sur le coût de l’armement nucléaire. On compare souvent la dissuasion nucléaire à la ligne Maginot, qui donnait ce sentiment de puissance et de sécurité face aux Allemands avant la Seconde Guerre mondiale : un système lourd, sophistiqué et complexe. Au final, les Allemands sont passés par la Belgique pour nous attaquer. C’est la même chose pour l’arme atomique. D’anciens Premier ministres comme Michel Rocard ou Alain Juppé, un ministre de la Défense, Alain Richard, et des militaires tels que le général Bernard Norlain expliquent que la pertinence stratégique de la dissuasion connaît des « angles morts » de plus en plus larges. Ce fameux système de sécurité censé assurer notre sécurité n’est plus efficace à 100 %. Il y a d’autres possibilités d’attaquer la France, on le voit malheureusement avec le terrorisme de masse qui est la plus grande menace actuelle ou en exploitant nos failles par en matière de cyber-sécurité. Or, en investissant dans le nucléaire, on ne finance pas suffisamment la lutte contre ces menaces, ce qui prouve qu’il faut revoir ce principe de dissuasion. De toute façon, dans une quinzaine d’années, les progrès technologiques en matière d’armement permettront de surpasser les défenses anti-missiles et d’empêcher une riposte rapide et efficace. La bombe est devenue extrêmement dangereuse.

Comment résoudre le conflit nord-coréen ?

Les armes nucléaires nous posent à tous un problème de sécurité, ce qui n’est pas le cas des armes conventionnelles. La problématique nord-coréenne est une problématique avant tout régionale. Seul un armistice a été signé en 1953. Officiellement, nous sommes toujours en guerre avec la Corée du Nord. Ce pays ne se sent pas en sécurité face à l’armée américaine en Corée du Sud. Avec les Chinois, il faut arriver à négocier un accord de sécurité, de paix et de désarmement. La Corée du Nord pourrait largement attaquer son voisin si elle le souhaitait sans recourir à l’arme nucléaire. Il faut trouver un moyen pour que ces dirigeants décrochent leurs téléphones pour se parler et négocier un véritable accord solide, fort et intéressant. Il a fallu 14 ans avec l’Iran. Cela fait 11 ans qu’on négocie avec la Corée du Nord.Il faudrait aussi laisser à la Corée du Nord une porte de sortie. La Chine a proposé un gel des manœuvres américano-sud-coréennes contre une suspension des programmes d’armement nord-coréens qui a été catégoriquement rejetée par les Etats-Unis. Il faut négocier ou cela se terminera par une escalade et un conflit. Les armes nucléaires ne sont pas une solution en Corée du Nord, mais seules des discussions bien avancées pourront permettre à terme à cet Etat de rejoindre le traité d’interdiction.

Retrouvez le blog « Défense et géopolitique » de Jean-Marie Collin sur Alter&Co, notre plateforme de blogs.

Propos recueillis par Nils Wilcke

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