Moyen-Orient : la course aux armes nucléaires

La récente annonce du retrait des États-Unis de l’accord nucléaire signé entre l’Iran et le P5+1 (1) début mai 2018 pourrait faire du Moyen-Orient une véritable poudrière… L’acquisition de l’arme nucléaire par l’Iran pourrait déclencher un effet domino quant à la nucléarisation du Moyen-Orient. L’Arabie Saoudite, l’Égypte, ou encore les Émirats arabes unis sont des candidats sérieux à la prolifération nucléaire. Les États concernés et l’ensemble de la communauté internationale doivent prendre leurs responsabilités pour circonscrire la menace nucléaire au Moyen-Orient.

Article de Solène Vizier

Une poudrière : c’est ainsi que l’on pourrait décrire le Moyen-Orient. Endroit pourtant clé pour la stabilité du monde – les trois quarts du commerce maritime mondial transitent via le Moyen-Orient ou longe ses côtes – c’est aujourd’hui une zone chaotique. La Libye, l’Irak et la Syrie ont sombré dans des conflits armés de longue durée. Une crise diplomatique s’est ouverte dans les pétromonarchies du Golfe qui semblaient pourtant jusqu’ici épargnées par la violence. Aujourd’hui, comme nous le signale Pierre Razoux, directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), « tous les pays de la région sont impliqués, directement ou indirectement, dans un conflit interne ou externe », à l’exception du Koweït et d’Oman.

A cette importante instabilité s’ajoute désormais la crainte de voir apparaître un Moyen-Orient nucléarisé. Jusqu’alors, seul Israël possède officiellement l’arme nucléaire – entre 200 et 400 têtes nucléaires opérationnelles –, et les ambitions nucléaires d’autres États de la région – l’Iran, la Syrie, l’Irak ou encore la Libye – n’ont jamais abouti. A l’exception d’Israël, tous ont adhéré au Traité de non-prolifération des armes nucléaires. Pourtant, un certain nombre d’États a manifesté un regain d’intérêt pour le nucléaire civil depuis une dizaine d’années, et une course aux armements, conséquence des conflits continus dans la région, semble s’être enclenchée. Les dépenses militaires ne cessent de croitre au Moyen-Orient : par exemple, l’Arabie Saoudite enregistre une hausse de ses investissements militaires de 9,2% entre 2016 et 2017, alors que les dépenses se sont accrues de 19% en Iran, et de 22% en Irak.

Le risque d’une course aux armements nucléaires est exacerbé par le retrait des États-Unis en mai de l’accord nucléaire iranien signé en 2015 entre l’Iran et le P5+1 (l), d’autant plus que Donald Trump a proposé une coopération nucléaire civile à l’Arabie Saoudite. Le dilemme de sécurité engendré par le probable naufrage du JCPOA (2) pourrait être catastrophique pour la stabilité de la région. Alors que l’Iran respectait à la lettre ses engagements auprès de l’AIEA (3), le pays pourrait être tenté de franchir la ligne rouge et de reprendre l’enrichissement d’uranium à son plus haut niveau, de relancer l’ensemble de ses quelques 20 000 centrifugeuses – 5 000 sont encore en fonction –, et de mettre fin aux contrôles de l’AIEA (3) sur ses installations nucléaires. Selon les analystes, il suffirait d’un an à l’Iran pour se doter de la bombe nucléaire. L’acquisition effective de l’arme nucléaire par l’Iran pourrait déclencher la nucléarisation de la région. Quels sont alors les candidats les plus sérieux à la prolifération nucléaire dans la région ?

L’Arabie Saoudite.

L’Arabie Saoudite est certainement la menace la plus sérieuse quant à la prolifération nucléaire. En mars dernier, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane déclarait que « si l’Iran développe une bombe nucléaire, mon pays fera de même, et le plus tôt possible ». Cette volonté s’explique par une quête de leadership régional sur fond d’antagonisme opposant l’Arabie Saoudite sunnite à l’Iran chiite : la première ne peut laisser un pays chiite devenir la première puissance militaire nucléaire islamique au Moyen-Orient. Face à l’augmentation des tensions dans le Golfe et aux doutes sur la fiabilité des Etats-Unis comme garants de sa sécurité, l’Arabie Saoudite pourrait chercher à obtenir sa propre dissuasion nucléaire contre les futures capacités israéliennes et iraniennes.

Il faut noter que l’Arabie Saoudite possède déjà une longue histoire avec le nucléaire. Par le passé, le pays a été accusé de posséder des installations nucléaires non-déclarées, et d’avoir financé le programme nucléaire pakistanais dans les années 1980. Récemment, l’Arabie Saoudite s’est lancée dans la course au nucléaire civil afin de diversifier sa production énergétique face à l’épuisement progressif des gisements de pétrole. En octobre 2017, elle a signé un accord de coopération avec le russe Rosatom (4). L’objectif est de construire 16 centrales nucléaires au cours des 20 prochaines années. L’objectif déclaré est purement civil, mais le pays possède déjà quatre laboratoires nucléaires pouvant contribuer à un programme de production de plutonium de qualité militaire, ainsi que des missiles chinois CSS-2 pouvant être équipés de charges nucléaires. Mais surtout, le royaume possède la capacité de se procurer l’arme nucléaire sur le marché noir. Ainsi, selon plusieurs analystes, l’Arabie Saoudite aurait financé le programme nucléaire pakistanais en échange d’une promesse du Pakistan de l’aider à accéder à l’arme nucléaire un jour, voire de lui livrer des bombes déjà opérationnelles.

L’Egypte.

Si l’Egypte se défend publiquement de vouloir acquérir l’arme nucléaire, respectant ainsi l’engagement pris dans le Traité de paix conclu avec Israël en 1979, le pays ne s’est pas résigné au monopole nucléaire israélien. L’Egypte possède déjà le nucléaire civil, dont le programme a été initié au début des années 1950 par Nasser, avant d’être abandonné entre 1986 et 2006 après l’accident de Tchernobyl. L’Egypte est propriétaire de deux réacteurs (fournis l’URSS puis par l’Argentine avec le soutien de la Chine) et d’importantes infrastructures de recherche, à Inshas, dont la cellule chaude pourrait être utilisée pour séparer du plutonium à usage militaire du combustible irradié en provenance du réacteur. Le pays a également décidé de se doter de ses propres centrales nucléaires : un premier accord a été signé en décembre 2017 avec la Russie pour la mise en fonction d’une centrale nucléaire au Caire à partir de 2026.

L’acquisition de l’arme nucléaire a été discutée à la Chambre haute du Parlement égyptien en 2009, comme d’un outil pour la quête du leadership dans le monde arabe. L’Egypte perçoit également l’Iran comme une menace à ses frontières. Le pays prône l’instauration d’une zone exempte d’armes nucléaires (ZEAN) au Moyen-Orient mais n’est partie ni au protocole additionnel de l’AIEA (3) autorisant des inspections intrusives et élargies de la part de l’Agence, ni au traité d’interdiction complètes des armes nucléaires. De plus, l’AIEA a découvert en 2004 et 2009 des activités non-déclarées de conversion d’uranium, puis des traces de plutonium et d’uranium enrichi à Inshas. L’Egypte est aussi soupçonnée d’avoir profité du réseau du Dr Khan et d’avoir utilisé la Libye comme plateforme souterraines pour ses propres recherches nucléaires. L’Etat égyptien possèderait le savoir-faire technologique et les moyens humains pour construire 8 à 10 armes dans un futur proche.

La Turquie.

Membre de l’OTAN, la Turquie bénéficie du parapluie nucléaire des Etats-Unis, qui entrepose des bombes nucléaires tactiques sur la base d’Incirlik, au sud du pays, depuis les années 1950. Mais les relations entre les deux pays se sont distendues, au point que la Turquie a conclu en 2010 un accord de coopération nucléaire civile avec la Russie : la construction de la première centrale nucléaire turque a été lancée en décembre 2017. De plus, l’Etat dirigé par Erdogan pourrait difficilement rester les bras croisés si l’Arabie Saoudite et l’Egypte accédaient à la capacité nucléaire militaire. La Turquie possède déjà d’importantes infrastructures de recherche pour l’énergie atomique : quatre centres de recherche et laboratoires et deux réacteurs de recherche à eau légère. Si la Turquie n’a pour l’heure pas la capacité de produire d’importantes quantités de matières fissiles nécessaires à un programme militaire, elle aurait, selon plusieurs services de renseignement européens, les capacités techniques pour fabriquer bon nombre de composants nécessaires à l’enrichissement d’uranium par centrifugation. Le pays développe également une série de missiles balistiques qui pourraient être équipés de têtes nucléaires.

Les Emirats arabes unis.

En 2015, l’ambassadeur des Emirats arabes unis à Washington, Yousef al-Otaiba, revendiquait le droit de son pays à enrichir de l’uranium à fort pourcentage, « comme l’Iran ». Pourtant placé sous parapluie nucléaire français depuis 2009, les Emirats arabes unis pourraient vouloir développer un programme militaire pour se protéger des menaces stratégiques de la région, et particulièrement de la proximité géographique de l’Iran. Les émirats ont déjà une longue histoire de projets de coopération technique sur le nucléaire civil avec l’AIEA. 4 réacteurs APR-1400 de conception coréenne sont en cours de construction à Barakah, et la première unité est actuellement en phase de mise en service et d’essais. 12 autres réacteurs sont en projet. Pour l’heure, un potentiel programme nucléaire est contraint par un accord signé avec les Etats-Unis en 2009 interdisant aux Emirats arabes unis d’enrichir de l’uranium sur leur territoire, mais Abou Dabi a annoncé qu’en cas d’échec du JCPOA avec l’Iran, le pays considèrerait l’accord avec les Etats-Unis comme caduque.

Qu’en est-il des autres pays et du Mahgreb ?

La Jordanie a rejoint la course au nucléaire civil, qu’elle considère comme une alternative au pétrole étranger de plus en plus cher. Son premier nucléaire de recherche a été achevé en 2016 et sa première centrale au nord d’Amman pourrait être en fonction dès 2020. Le programme nucléaire militaire de la Libye n’est plus d’actualité. L’Irak a été stoppé dans sa course à la bombe atomique une première fois par le bombardement israélien sur la centrale nucléaire d’Osirak en 1981. Le programme a été définitivement arrêté après la première guerre du Golfe, et l’AIEA a démantelé les installations nucléaires irakiennes et a confisqué le combustible nucléaire. De forts soupçons pesaient sur la Syrie, propriétaire d’un arsenal chimique et bactériologique important, ainsi que de missiles. Mais le pays est plongé dans le chaos de la guerre depuis sept ans et il est improbable que l’acquisition de l’arme nucléaire soit la priorité de Bachar el-Assad.

Au Maghreb, l’Algérie possède l’un des complexes nucléaires les plus avancés de tout le monde arabe. Le pays a lancé un programme civil dès les années 1980 mais a un potentiel proliférant. L’Algérie avait d’abord caché l’existence de son réacteur de recherche Es-Salam, situé à Aïn Oussara. Découvert en 1991 grâce à un satellite américain, le complexe pourrait permettre la production de plutonium de qualité militaire. Le site est composé d’une usine de production d’isotopes, de laboratoires à cellules chaudes, et de réservoirs de stockage des déchets, et peut-être d’une usine à retraitement des déchets. Surtout, le réacteur à eau lourde, officiellement de 15MWt, possède des tours de refroidissement ayant les capacités d’un réacteur de 60MWt. La poursuite de la capacité nucléaire militaire pourrait ici être motivée par la volonté de prestige et par des tensions récurrentes avec le Maroc. Ce dernier pays a récemment décidé de développer un programme nucléaire civil.

Une ZEAN pour éviter la prolifération nucléaire ?

L’échec de l’Accord de Vienne (2) pourrait ainsi provoquer un effet domino dans la région, et bouleverser l’ordre nucléaire mondial. Selon l’avis des analystes, il ne faudrait que trois ans au maximum pour que la plupart des Etats cités précédemment se dotent de l’arme atomique. Il va sans dire qu’un Moyen-Orient nucléarisé serait une catastrophe pour la sécurité régionale et internationale. Il est donc urgent de prendre des mesures pour limiter la prolifération nucléaire dans la région, à moins de vouloir en assumer les répercussions.

La préoccupation de la communauté internationale sur une potentielle prolifération nucléaire au Moyen-Orient n’est pourtant pas nouvelle. Dès les années, l’Egypte a proposé d’interdire la possession, la fabrication et les essais des armes de destruction massive (nucléaire, chimique, biologique) au Moyen-Orient. Selon la définition adoptée en 1975 par l’Assemblée Générale des Nations Unies, une ZEAN, ou zone dénucléarisée est « un territoire reconnu comme tel par l’Assemblée générale des Nations unies que tout groupe d’États, dans l’expression libre de leur souveraineté, décide d’établir par l’intermédiaire d’un traité. Ce dernier définît le statut qui régît le processus de dénucléarisation totale, ainsi que la façon dont la zone est délimitée ». C’est une entité géographique clairement définie où les Etats renoncent à posséder, fabriquer, acquérir et utiliser des armes nucléaires. En échange, la zone, créée pour une durée illimitée, est reconnue par l’ONU et par les puissances nucléaires officielles qui s’engagent à ne pas employer ni menacer d’employer des armes nucléaires envers cette zone.

Le principe d’une ZEAN au Moyen-Orient, n’empêchant pas le développement d’installations nucléaires à des fins pacifiques, a été approuvé dès 1974 par l’Assemblée Générale des Nations Unies. En 1995, lors de la Conférence de prolongation illimitée du TNP (5), le soutien des pays arabes à ce projet a été conditionné à la mise en place d’un processus de discussion pour créer une telle zone. 17 ans plus tard, lors de la conférence de révision du TNP en 2010, le Document final indique d’une conférence réunissant tous les Etats de la région serait convoquée en 2012 pour la création d’une « zone exempte d’armes nucléaires et de toutes autres armes de destruction massive ». Cette conférence n’aura jamais lieu en raison du contexte international. Finalement, le 3 décembre 2012, l’Assemblée Générale des Nations Unies a adopté la résolution 67/28 pour la création d’une ZEAN au Moyen-Orient, invitant les Etats à appuyer ce projet et à se soumettre à l’AIEA. 22 Etats arabes apporteront leur soutien.

Pourtant, six ans après, les dangers d’une prolifération n’ont jamais été aussi grands, et les négociations pour une dénucléarisation complète de la zone sont au point mort. En plus des tensions géopolitiques, une telle situation s’explique par un manque de consensus sur les conditions de la dénucléarisation. Les pays arabes attendent un geste d’Israël par le démantèlement de ses stocks, quand Israël rétorque qu’une telle mesure ne sera pas possible tant que le processus de paix ne sera pas abouti. L’objectif d’un désarmement nucléaire ne pourra pourtant pas être atteint tant qu’Israël ne sera pas pleinement impliqué dans le processus. La communauté internationale a aussi une responsabilité importante, et doit sortir du deux poids deux mesures. Pourquoi, au Moyen-Orient, Israël serait autorisé à posséder la bombe et pas l’Iran ? Et comment être crédible en insistant sur les obligations juridiques du TNP alors que les Etats nucléaires officiels ne respectent pas les conditions de l’article VI ?

Solène Vizier

 

(1) P5+1 : Les cinq membres du Conseil de Sécurité de l’ONU et l’Allemagne.

(2) JCPOA : L’accord de Vienne sur le nucléaire iranien ou plan d’action conjoint (en anglais : Joint Comprehensive Plan of Action).

(3) AIEA : L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) (en anglais International Atomic Energy Agency (IAEA) est une organisation internationale sous l’égide de l’ONU dont le rôle est d’assurer un usage sûr et pacifique des technologies et des sciences liées au nucléaire.

(4) Rosatom, Agence fédérale de l’énergie atomique est une agence fédérale russe responsable du bon fonctionnement du conglomérat de l’industrie nucléaire en Russie.

(5) TNP : Traité de Non Prolifération nucléaire.

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