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Chaque année, le 26 septembre, la communauté internationale commémore la Journée internationale pour l’élimination totale des armes nucléaires. Cette journée, instituée par l’ONU en 2013, ne se réduit pas à une cérémonie symbolique. Elle est une piqûre de rappel, un avertissement et un appel à l’action dans un monde où les arsenaux nucléaires, loin de disparaître, connaissent un regain de modernisation et d’expansion.
Une date chargée d’histoire et de symbole
L’adoption de cette journée internationale par l’Assemblée générale des Nations unies découle directement de la Déclaration de haut niveau sur le désarmement nucléaire de 2013. La date elle-même porte une double charge historique. Elle évoque indirectement l’incident du 26 septembre 1983, lorsque Stanislav Petrov, officier de garde dans une base d’alerte stratégique soviétique, décida de ne pas transmettre une alerte de missiles américains détectée par les systèmes informatiques.
Cette fausse alerte, causée par une interprétation erronée de reflets solaires sur les nuages par les systèmes informatiques, aurait pu déclencher une riposte nucléaire automatique et plonger le monde dans un conflit apocalyptique. Ce geste individuel, qui permit d’éviter une guerre nucléaire, symbolise à la fois la fragilité de la sécurité nucléaire et la nécessité vitale de construire un monde où le sort de l’humanité ne dépend pas de la décision solitaire d’un homme placé devant un écran.
Le paradoxe de la dissuasion nucléaire
L’histoire de l’armement nucléaire est faite de paradoxes. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’arme nucléaire a été présentée par ses partisans comme le garant ultime de la sécurité, l’outil qui aurait empêché une troisième guerre mondiale. Mais son existence même est une épée de Damoclès permanente suspendue au-dessus de l’humanité.
La dissuasion repose sur la menace d’une destruction mutuelle assurée, doctrine qui suppose que les dirigeants, confrontés à une crise, agiront toujours de manière rationnelle et que les systèmes techniques ne connaîtront jamais de défaillances. L’incident Petrov démontre au contraire combien l’équilibre nucléaire repose sur des variables aléatoires et des erreurs possibles.
Des réductions massives à la stagnation du désarmement
Au lendemain de la guerre froide, beaucoup avaient espéré que le désarmement deviendrait un horizon atteignable. Les arsenaux mondiaux, qui culminaient à plus de 70 000 ogives au début des années 1980, furent drastiquement réduits à la faveur des traités de maîtrise conclus entre les États-Unis et l’Union soviétique, puis la Russie. Aujourd’hui, on estime qu’il existe environ 12 000 armes nucléaires, dont 9 600 sont opérationnelles dans des arsenaux militaires.
Ce recul quantitatif est indéniable, mais il masque une réalité plus préoccupante : depuis deux décennies, le processus de réduction s’est grippé. Les grands traités bilatéraux de désarmement, comme l’INF qui avait interdit les missiles à portée intermédiaire, ont été démantelés. Le traité New START, dernier instrument contraignant entre Moscou et Washington depuis 2010, est fragilisé par la détérioration des relations russo-américaines. Pendant ce temps, la Chine accélère l’expansion de son arsenal, passant d’une force modeste de quelques centaines d’ogives à un stock qui pourrait dépasser les 1 000 unités dans la prochaine décennie. L’Inde et le Pakistan poursuivent également leurs programmes, et la Corée du Nord, sortie du Traité de non-prolifération (TNP), multiplie les essais et développe de nouveaux vecteurs.
Une nouvelle course aux armements nucléaires
Cette dynamique nourrit un constat alarmant : loin de tendre vers l’abolition, le monde semble entrer dans une nouvelle course aux armements nucléaires. Le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) évoque ainsi une « course dangereuse », alimentée par la modernisation des arsenaux et par la remise en cause des régimes de contrôle. La Chine a par exemple ajouté environ 100 nouvelles ogives par an en 2023-2024, portant son arsenal à 600 têtes nucléaires. Les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni et la France investissent des milliards dans des programmes de modernisation incluant de nouvelles générations de missiles hypersoniques, de sous-marins lanceurs d’engins et de systèmes de commandement intégrant l’intelligence artificielle.
L’affaiblissement des mécanismes de régulation internationale, combiné aux tensions géopolitiques croissantes, augmente le risque d’escalade. Les doctrines évoluent : certains États, comme la Russie, n’hésitent plus à brandir ouvertement la menace nucléaire comme outil de coercition dans des conflits conventionnels, tandis que d’autres envisagent des stratégies d’« emploi limité » de l’arme atomique, brouillant encore davantage la frontière entre dissuasion et utilisation.
Le TNP en crise et l’émergence du TIAN
Face à cette situation, la fracture entre États dotés et non dotés se creuse. Le TNP, signé en 1968 et entré en vigueur en 1970, repose sur un compromis : les cinq puissances nucléaires officielles (États-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni, France) s’engageaient à négocier le désarmement, tandis que les autres États renonçaient à l’acquisition de l’arme en échange de l’accès à l’énergie nucléaire civile. Plus d’un demi-siècle plus tard, si le pilier de la non-prolifération a relativement fonctionné, celui du désarmement est largement resté lettre morte.
Si les membres du Conseil de sécurité des Nations Unies maintiennent officiellement un discours favorable au désarmement, ils préservent et modernisent leurs capacités de dissuasion. Ces États s’appuient sur l’article VI du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) de 1968, qui prévoit des négociations de bonne foi sur le désarmement, mais sans calendrier contraignant.
Cette inaction a nourri un sentiment de frustration chez les États non dotés, qui ont décidé de prendre l’initiative avec le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), adopté en 2017 et entré en vigueur en 2021. Inspiré par la logique humanitaire, ce traité prohibe la possession, la mise au point et l’utilisation d’armes nucléaires. Il a été ratifié par 73 États en 2025, principalement des pays du Sud.
Cependant, aucune puissance nucléaire n’y a adhéré, reflétant deux visions irréconciliables : celle des États dotés qui considèrent les armes nucléaires comme des garants de la stabilité stratégique, et celle des États non-dotés qui y voient une menace existentielle pour l’humanité. Les États clients des puissances nucléaires, comme l’Allemagne, le Japon ou l’Australie, restent également à l’écart du TIAN, préférant le « parapluie nucléaire » de leurs alliés.
Cela limite pour l’instant l’efficacité contraignante du TIAN, même si son importance normative est indéniable. Comme l’explique ICAN, prix Nobel de la paix 2017, l’objectif est de délégitimer l’arme nucléaire, comme l’ont été les armes chimiques ou biologiques.
Les victimes au cœur du débat humanitaire et de nouveaux risques sécuritaires
L’argument humanitaire est en effet central. Les survivants d’Hiroshima et de Nagasaki, les hibakusha, témoignent depuis des décennies des souffrances incommensurables causées par une seule détonation nucléaire. À cela s’ajoutent les populations affectées par les essais nucléaires, qu’il s’agisse des îles Marshall, de la Polynésie française ou du Sahara. Ces victimes rappellent que les armes nucléaires ne sont pas une abstraction stratégique, mais des réalités physiques aux conséquences sanitaires et environnementales irréparables. Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a d’ailleurs insisté sur la nécessité d’intégrer les impacts nucléaires dans le champ des droits humains, en mettant en avant la justice, la mémoire et la réparation.
De plus, dans le contexte actuel, les risques liés au nucléaire ne cessent de croître. Les tensions géopolitiques actuelles – conflit russo-ukrainien, montée des tensions autour de Taïwan, programme balistique nord-coréen, crise nucléaire iranienne – multiplient les scenarios d’escalade. La Russie a ainsi régulièrement brandi la menace nucléaire depuis son invasion de l’Ukraine, remettant en question le « tabou nucléaire » établi depuis 1945.
L’émergence des technologies hypersoniques constitue un défi particulier. Ces missiles, capables de voler à plus de cinq fois la vitesse du son avec des trajectoires imprévisibles, réduisent considérablement les temps de réaction des systèmes de défense et compliquent les calculs stratégiques. La Chine, la Russie et les États-Unis développent activement ces capacités, alimentant une nouvelle spirale d’armements.
L’automatisation et l’intelligence artificielle introduisent de nouvelles vulnérabilités. Des recherches récentes montrent que des systèmes de lancement intégrant l’IA pourraient réduire le temps de réaction et donc accroître la crédibilité de la dissuasion. L’US Air Force envisage déjà d’intégrer l’IA dans ses systèmes de commandement nucléaire, soulevant des questions éthiques et sécuritaires majeures. Mais cette logique accroît aussi le danger d’erreurs et réduit le contrôle humain. Les infrastructures nucléaires deviennent ainsi des cibles potentielles de cyberattaques, ce qui fragilise encore la sécurité.
Les cybermenaces constituent désormais une dimension critique de la sécurité nucléaire. L’exemple nord-coréen est particulièrement édifiant : Pyongyang utilise massivement la cybercriminalité pour financer son programme nucléaire, ayant dérobé plus de 3 milliards de dollars en cryptomonnaies depuis 2017. Ces revenus illicites permettent au régime de contourner les sanctions internationales et de poursuivre le développement de missiles intercontinentaux.
Enfin, la diversification des doctrines, entre États qui adoptent une posture de « non-emploi en premier » et d’autres qui refusent tout engagement de ce type, multiplie les zones d’incertitude. Dans un monde multipolaire, les malentendus peuvent rapidement dégénérer en escalade incontrôlable.
La société civile comme moteur normatif
Dans ce contexte et face aux blocages diplomatiques, la société civile joue un rôle crucial. La campagne ICAN, a montré que des ONG peuvent peser sur l’agenda international en changeant le cadre de perception de l’arme nucléaire. Récompensée par le Prix Nobel de la paix 2017, elle fédère plus de 570 organisations dans le monde et a été déterminante dans l’adoption du TIAN. Il existe aussi des dynamiques locales : des villes, des régions, des parlements nationaux adoptent des résolutions pour soutenir le désarmement et faire pression sur leurs gouvernements.
Le témoignage de Setsuko Thurlow, hibakusha de 85 ans qui a reçu le Prix Nobel 2017 au nom d’ICAN, illustre la force morale de cette mobilisation : « Ceux d’entre nous qui ont survécu sont convaincus qu’aucun être humain ne devrait avoir à subir l’inhumanité et la souffrance indescriptible des armes nucléaires ». Cette dimension humanitaire du plaidoyer pour le désarmement contraste avec les approches purement stratégiques des États dotés.
La société civile développe également des approches innovantes : utilisation des réseaux sociaux pour sensibiliser l’opinion publique, organisation d’événements symboliques comme les concerts avec le « piano de la bombe atomique » survivant d’Hiroshima, mobilisation d’élus locaux et de collectivités territoriales. En France, 53 députés et sénateurs de diverses sensibilités politiques ont signé une tribune réclamant l’adhésion française au TIAN, montrant l’émergence d’un débat parlementaire sur ces questions.
Ces mouvements contribuent à transformer le désarmement en exigence démocratique. Ils s’appuient sur la mémoire des victimes et sur une approche des droits humains, ce qui permet de déplacer le débat hors du registre purement militaire.
Quelles solutions pour sortir de l’impasse ?
Plusieurs pistes existent, qui doivent être articulées de manière progressive. La première est de revitaliser le TNP, en exigeant des puissances nucléaires des engagements plus concrets, notamment en matière de transparence sur leurs stocks et leurs doctrines.
La seconde est de relancer un dialogue stratégique bilatéral entre Washington et Moscou, toujours détenteurs de plus de 90 % des arsenaux mondiaux, mais aussi d’inclure Pékin, dont l’expansion nucléaire modifie les équilibres globaux.
La troisième consiste à multiplier les zones exemptes d’armes nucléaires : cinq zones couvrent aujourd’hui l’Amérique latine et les Caraïbes (Traité de Tlatelolco, 1967), le Pacifique Sud (Traité de Rarotonga, 1985), l’Asie du Sud-Est (Traité de Bangkok, 1995), l’Afrique (Traité de Pelindaba, 1996) et l’Asie centrale (Traité de Semipalatinsk, 2006). Ces traités interdisent le développement, l’acquisition, l’essai et le déploiement d’armes nucléaires sur leurs territoires respectifs.
L’expérience latino-américaine est particulièrement instructive : le Traité de Tlatelolco a permis d’éviter une course aux armements entre l’Argentine et le Brésil, deux pays ayant les capacités technologiques de développer l’arme nucléaire. La création de l’Agence brasilo-argentine de comptabilité et de contrôle des matières nucléaires (ABACC) a établi un régime de vérification mutuelle exemplaire.
Ces zones, qui représentent une approche pragmatique du désarmement régional, peuvent servir de laboratoires régionaux pour renforcer la confiance et tenter de créer de nouvelles ZEAN au Moyen-Orient ou en Asie du Nord-Est.
Vers une nouvelle architecture de vérification et de stigmatisation normative
Parallèlement, il est indispensable d’investir dans des mécanismes innovants de vérification. L’« archéologie nucléaire », qui consiste à analyser les traces isotopiques pour vérifier la véracité des déclarations d’un État sur ses activités passées, est une piste prometteuse, selon un récent article de Benjamin Jung, Johannes Bosse, Malte Göttsche.
Les satellites d’observation civils offrent désormais des capacités de surveillance en temps réel, tandis que les techniques de détection avancées permettent une vérification non intrusive des installations nucléaires. Le système de surveillance international du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires, avec ses 337 stations de monitoring mondial, démontre la faisabilité technique d’un contrôle multilatéral.
Enfin, il faut accentuer la stigmatisation normative. Le TIAN doit devenir une référence morale universelle, même pour les États qui n’y adhèrent pas encore. L’objectif est d’amener les armes nucléaires à rejoindre le même statut que les armes chimiques ou biologiques, interdites non pas seulement parce qu’elles sont inefficaces militairement, mais parce qu’elles sont jugées inacceptables d’un point de vue éthique. C’est en créant un tabou international que la transition vers l’abolition deviendra irréversible.
En ce sens, la coexistence de deux régimes juridiques parallèles – le TNP de 1968 et le TIAN de 2017 – reflète l’impasse actuelle du désarmement nucléaire. Le TNP, ratifié par 191 États, reste le cadre juridique de référence mais souffre de l’absence d’échéances contraignantes pour le désarmement. Le TIAN, plus radical dans ses exigences, peine à attirer les puissances nucléaires et leurs alliés. Une voie de convergence pourrait émerger de la reconnaissance mutuelle des deux traités comme instruments complémentaires d’un processus de désarmement progressif.
Vers un nouveau contrat social nucléaire
Face à ces défis multiples, l’élaboration d’un nouveau paradigme de sécurité collective s’impose. Ce paradigme doit intégrer plusieurs dimensions : la reconnaissance des risques catastrophiques que font peser les armes nucléaires sur l’humanité, l’inefficacité croissante de la dissuasion dans un monde multipolaire et technologiquement complexe, et l’émergence de nouveaux acteurs (société civile, collectivités locales, entreprises) dans le débat stratégique.
La diplomatie scientifique pourrait jouer un rôle accru dans ce nouveau paradigme. Les modèles climatiques sur l’hiver nucléaire, les études médicales sur les effets sanitaires des radiations, les recherches en sciences cognitives sur la prise de décision en situation de crise apportent un éclairage factuel aux débats politiques. L’expertise scientifique indépendante, incarnée par des institutions comme le SIPRI ou la Fédération of American Scientists, offre des analyses objectives qui transcendent les clivages géopolitiques.
L’engagement des acteurs économiques constitue également un levier inexploité. Les institutions financières pourraient adopter des critères de responsabilité sociale excluant les investissements dans l’industrie nucléaire militaire, sur le modèle des désinvestissements dans le secteur fossile. Les entreprises technologiques, particulièrement celles développant des systèmes d’IA, pourraient s’engager à ne pas participer au développement d’armes autonomes létales.
26 septembre : de la survie à la responsabilité collective
La trajectoire vers un monde sans armes nucléaires ne peut pas être immédiate, mais le monde doit l’engager avec détermination. Elle suppose un gel de la production de nouvelles ogives, un démantèlement progressif et vérifiable des arsenaux existants, une reconversion des infrastructures nucléaires vers des usages civils et pacifiques, et une intégration des victimes et des populations dans le processus de réparation et de mémoire.
En définitive, le 26 septembre n’est pas une simple commémoration. C’est un rappel à l’ordre. Le monde est confronté à un choix : persister dans une logique de dissuasion qui repose sur la menace de destruction massive, ou s’engager dans un processus de désarmement qui reconnaît que la sécurité de tous ne peut être fondée sur la possibilité de l’anéantissement de tous. Le désarmement nucléaire n’est pas une utopie naïve, mais une nécessité pragmatique. C’est la seule garantie durable contre le risque de catastrophe, accidentelle ou volontaire.
En 1983, le monde a échappé de peu à l’irrémédiable grâce au sang-froid d’un seul homme. En 2025, nous ne pouvons plus nous en remettre à la chance ou à la lucidité individuelle. Le désarmement nucléaire est une responsabilité collective, et le 26 septembre doit être l’occasion de le rappeler avec force.