Accord sur le nucléaire iranien : l’Europe doit affirmer sa volonté

Un jeu à plusieurs dimensions s’est ouvert depuis le retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien le 8 mai dernier. Washington, qui déclare vouloir renégocier un accord plus global – incluant le programme de missiles balistiques et la politique régionale de Téhéran – présente des intentions ambiguës envers l’Iran et semble vouloir forcer la main de son allié européen. L’Iran, qui refuse toute renégociation de l’accord, cherche un moyen auprès de l’Union Européenne de maintenir l’accord et donc de sauver son économie. L’Europe, prise entre deux feux, doit imposer sa volonté aux différents protagonistes pour s’affirmer comme un acteur crédible.

Article de Solène Vizier

« L’Iran n’aura plus jamais carte blanche pour dominer le Moyen-Orient ». Quinze jours après la décision fracassante des Etats-Unis de sortir du Plan Global d’Action Conjoint (JCPOA) sur le nucléaire iranien – ou Accord de Vienne, signé en juillet 2015 entre l’Iran, les membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU et l’Allemagne (P5+1) –, Mike Pompeo, le chef de la diplomatie américaine a présenté lundi 21 mai la ‘nouvelle stratégie’ des Etats-Unis envers l’Iran. Il a imposé 12 exigences draconiennes comme préalable à toute renégociation d’un potentiel accord plus vaste et à la levée des sanctions.

  • De Mike Pompeo à l’ayatollah Khamenei : l’escalade des exigences.

Sur le volet nucléaire, les exigences américaines vont bien au-delà de l’accord de 2015. L’Iran doit reconnaître la dimension militaire passée de programme nucléaire, et l’abandonner de manière permanente. Le pays doit aussi cesser tout enrichissement d’uranium et de plutonium, et accorder à l’AIEA un accès sans restriction à tous ses sites. L’Iran doit mettre fin à la prolifération de missiles balistiques et au développement de systèmes de missiles à capacité nucléaire. Les Etats-Unis exigent également la libération de tout citoyen américain ou d’un pays allié détenu en Iran. Enfin, la République islamique doit se retirer de Syrie, cesser son soutien aux groupes « terroristes » du Moyen-Orient (Hezbollah libanais, Hamas, talibans afghans…), cesser son ingérence dans les conflits et les affaires des pays voisins (Irak, Liban, Yémen) et cesser ses menaces sous toutes leurs formes envers Israël, l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis notamment. Parallèlement à ces conditions dont Mike Pompeo a lui-même reconnu qu’elles « peuvent sembler irréalistes », le chef de la diplomatie américaine a rappelé le rétablissement total des sanctions américaines envers l’Iran et leur effet collatéral : toute entreprise étrangère ayant des intérêts à la fois en Iran et aux Etats-Unis devra quitter l’Iran si elle veut garder l’accès au marché américain.

La réaction de l’Iran ne s’est pas fait attendre : dès le 21 mai, Hassan Rohani a rejeté en bloc la liste des demandes de Pompeo, arguant que les Etats-Unis n’ont aucun droit de « décider pour l’Iran et pour le monde ». Mercredi 23 mai, le guide suprême Ali Khamenei a répliqué aux exigences de Pompeo en appliquant à son tour six conditions aux Européens pour le maintien de l’accord. Le commerce de pétrole iranien avec l’Union Européenne doit se poursuivre à l’abri des sanctions américaines. Les banques européennes doivent préserver les transactions commerciales avec l’Iran. Aucune négociation sur le programme de missiles balistiques ou sur la politique régionale de Téhéran ne devra être rouverte par la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. L’ayatollah Khamenei a reproché aux Européens d’être restés silencieux face aux « violations américaines répétées » de l’accord de Vienne et demande qu’une résolution condamnant le comportement des Etats-Unis soit adoptée par le Conseil de Sécurité des Nations Unies. Enfin, opposant une fin de non-recevoir aux exigences de Washington, le guide suprême a rejeté toute renégociation de l’accord.

  • Un dialogue rompu et une renégociation de l’accord impossible.

Face à cette escalade des exigences et au dialogue rompu entre Washington et Téhéran, un apaisement des tensions aboutissant à un nouvel accord élargi apparaît aujourd’hui peu probable. Les exigences des Etats-Unis ont d’autres considérations géopolitiques que la non-prolifération nucléaire. Le programme balistique iranien notamment est un sujet qui a déjà été traité lors des négociations conclues par l’accord de 2015. Si les discussions sur ce point n’ont jamais abouti, l’Iran avait accepté à l’automne dernier de limiter la portée de ses missiles à 2 000 kilomètres. Comme l’a précisé le général Mohammad Bagheri, chef d’Etat-major des forces armées iraniennes, l’Iran n’a pas à obtenir d’autorisation pour développer ses capacités militaires et le pays refusera toute nouvelle concession : ce programme lancé durant la guerre Iran-Irak est une question de souveraineté nationale et de préservation de l’intégrité territoriale de l’Iran. L’Iran cherche une garantie de sécurité, à sanctuariser son territoire national face à de multiples menaces. François Thual mentionnait ainsi dans son ouvrage « Géopolitique du Chiisme » (2002) que « l’Iran a toujours perçu sa position géopolitique sous le mode obsidional, dans l’appréhension constante des menaces que font peser sur lui les Etats ou les nations qui l’entourent ». Posséder son propre système de défense apparaît donc comme une nécessité pour le régime iranien. De plus, l’Iran, qui continue de respecter l’accord de 2015 selon l’AIEA, s’est toujours défendu d’un droit inaliénable à connaître le cycle d’enrichissement de l’atome pour des raisons scientifiques, en vertu de l’article 4 du Traité de Non-Prolifération sur les armes nucléaires. Interdire l’Iran d’enrichir de l’uranium même à faible taux reviendrait à priver le pays de son droit à l’énergie nucléaire civile.

Les Etats-Unis ne paraissent pas plus ouverts au dialogue. Leur retrait de l’accord s’inscrit dans une stratégie à haut-risque que Donald Trump semble appliquer à tous les accords signés par ses prédécesseurs : une politique du tout ou rien, que cela concerne les négociations sur le nucléaire iranien ou nord-coréen, la redéfinition des liens commerciaux américains dans le monde, ou encore la sortie de l’Accord de Paris sur le climat. Officiellement, l’administration Trump désire conclure un accord élargi avec l’Iran. Mais, s’il n’a jamais été formulé ainsi publiquement, l’objectif ultime des Etats-Unis semble être un changement de régime à Téhéran, ce que les faucons républicains – dont John Bolton, le conseiller à la sécurité nationale – espèrent depuis 1979. Dans son exposé, Mike Pompeo a ainsi lancé : « au bout du compte, le peuple iranien devra faire un choix sur ses dirigeants ». Selon plusieurs analystes américains, dont Suzanne Maloney, chercheuse au Center for Middle-East Policy, cet objectif et les exigences de Mike Pompeo traduisent au mieux une sorte de « pensée magique » de l’administration Trump, qui estimerait que l’Iran se pliera aux volontés américaines ou que le système politico-religieux sera renversé face à la pression des sanctions économiques.

Au pire, cela reflèterait une « stratégie d’anti-solutionnisme » sans aucune solution. Suzanne Maloney nous explique que cette stratégie « se rapproche de celle adoptée par les Israéliens vis-à-vis de leurs problèmes sécuritaires : il s’agit de la conviction qu’il n’existe aucune solution aux problèmes rencontrés et que la recherche de solutions partielles à des questions complexes est dangereusement naïve. Au lieu de chercher à conclure un accord extensif, il s’agit d’établir la confrontation permanente, dans le but de limiter les risques et les dangers immédiats ». Les Etats-Unis, en imposant une pression maximale sur l’Iran, espèrent que le régime iranien sera affaibli par une crise économique causée par les dures sanctions, et que cela l’obligera à retirer ses milices des pays voisins. Selon les calculs de la Maison Blanche, si l’Iran s’avisait de reprendre son programme nucléaire, les israéliens et les pays du Golfe l’en empêcheraient, et cela pourrait justifier une opération militaire américaine envers Téhéran. Ainsi vaincu, le régime iranien n’aurait d’autre choix que de renégocier un nouveau traité à la faveur des Etats-Unis. Cette stratégie n’a pas plus de chance de fonctionner que la précédente. Surtout, elle met gravement en danger la stabilité au Moyen-Orient, en rompant le dialogue avec Téhéran, et en augmenter le risque d’affrontement militaire avec l’Arabie Saoudite ou encore Israël. La fin de l’accord pourrait signifier la radicalisation de l’Iran envers les menaces extérieures, et l’arrivée au pouvoir de figures sécuritaires non modérées.

  • L’Europe, la Chine et la Russie à la recherche de solutions.

La solution à cette nouvelle crise nucléaire iranienne ne passera donc pas par les Etats-Unis. Il est clair qu’une tentative de renégociation avec Téhéran serait contre-productive, en plus de donner un très mauvais signal à la Corée du Nord concernant ses propres négociations. Deux scénarios sont aujourd’hui possibles : soit l’Union Européenne, la Chine et la Russie travaillent avec l’Iran pour essayer de préserver l’accord en soutenant les relations économiques iraniennes face aux pressions des sanctions américaines, soit l’Iran quitte l’accord et reprend son programme nucléaire. Pour l’heure, la première option est discutée. Les pays signataires de l’accord sur le nucléaire iranien se sont lancés dans un marathon diplomatique pour sauver le JCPOA. Pour la première fois, vendredi 25 mai, la réunion de la commission conjointe chargée de superviser l’application du texte s’est tenue sans les Etats-Unis. L’Iran a demandé à l’Union Européenne de lui présenter des propositions économiques d’ici le 31 mai.

Cependant, le jeu s’annonce compliqué. Les craintes des menaces américaines quant à la mise en application de leurs sanctions extraterritoriales sont fondées. En réalité, les sanctions unilatérales des Etats-Unis envers l’Iran n’ont pour la plupart jamais été levées : seules les sanctions imposées par le président via un executive order ont été supprimées, mais les sanctions du Congrès ont force de loi. Si, dans l’absolu, les Européens n’ont aucune obligation à appliquer les sanctions d’un autre pays – dont on peut d’ailleurs questionner la légitimité, sachant que seules les sanctions prises par le Conseil de Sécurité de l’ONU sont contraignantes pour tous –, en pratique, de nombreuses entreprises européennes ont été condamnées par le passé pour avoir violé un embargo américain. La BNP a par exemple été condamnée à verser une amende de plus de 6 milliards d’euros pour violation de l’embargo américain contre Cuba, l’Iran et le Soudan entre 2000 et 2010. Depuis 2015, le Trésor américain avait toutefois donné son accord à plusieurs firmes pour commercer avec l’Iran.

Depuis le 8 mai, plusieurs entreprises européennes comme Total ou Engie ont annoncé la suspension de leurs activités en Iran. Pourtant, si l’Europe doit prendre en compte la réalité des rapports de force dans ses négociations avec l’Iran et les Etats-Unis, elle a là la possibilité de s’imposer comme un acteur international global, de s’affirmer au Moyen-Orient et de défendre sa souveraineté. Il s’agit alors pour la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne, signataires de l’accord, de se concerter avec la Chine et la Russie pour maintenir l’accord à flots. La Chine tire d’ores et déjà son épingle du jeu : partenaire constant de l’Iran, la Chine commerce depuis de nombreuses années avec l’Iran, et ses routes de la soie traversent le pays. A cette image, l’Europe doit aussi s’imposer comme un partenaire crédible et fiable auprès de l’Iran dans cette bataille symbolique contre les Etats-Unis. Et si tous s’accordent à reconnaître que le JCPOA n’est pas un accord parfait, il promettait d’être le premier pas sur le chemin d’un apaisement des tensions sur l’une des questions les plus difficiles de l’agenda contemporain, et du retour de l’Iran comme un partenaire de discussions au sein de la communauté internationale.

L’Union Européenne explore désormais plusieurs pistes pour donner des garanties commerciales à l’Iran : effectuer les transferts d’argent directement auprès de la Banque centrale iranienne, utiliser l’euro pour toute transaction commerciale, permettre à la Banque Européenne d’Investissement (BEI) de soutenir les investissements européens en Iran où encore obtenir des « exemptions spécifiques » de la part des Etats-Unis comme ce fut le cas depuis 2015. La Commission Européenne a également relancé le processus d’instauration de la loi de blocage de 1996, qui doit être amendée et approfondie. Ce règlement européen créé pour contrer les effets extraterritoriaux des sanctions américaines contre Cuba, la Libye et l’Iran interdit aux entreprises européennes de se conformer aux effets extraterritoriaux des sanctions américaines sous peine de pénalités. En contrepartie, il ouvre le droit à des indemnisations de tout dommage découlant de ces sanctions par la personne morale ou physique qui en est à l’origine. Enfin, il annule les effets de toute décision de justice étrangère fondée sur ces sanctions au sein de l’Union Européenne. Mais cette loi, qui n’a encore jamais été appliquée, pourrait avoir des conséquences plus symboliques qu’économiques, et ne se révélerait efficace que pour les petites entreprises peu exposées aux Etats-Unis. Il s’agit désormais de trouver des solutions pour les firmes multinationales comme Total, à qui l’Iran a lancé un ultimatum de deux mois pour obtenir une dérogation des Etats-Unis avant de perdre son contrat au profit d’une entreprise pétrolière chinoise.

Solène Vizier

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