A HOUSE OF DYNAMITE : LES CINQ PARADOXES DE LA DISSUASION NUCLEAIRE

Crédits image : Netflix

Marc Finaud, Vice-Président d’IDN

Le film de Kathryn Bigelow A House of Dynamite décrit de manière réaliste le scénario d’une attaque nucléaire contre les États-Unis, de l’échec de l’interception d’un missile à l’origine non identifiée, et du dilemme de la riposte susceptible d’entraîner une escalade suicidaire. Selon la réalisatrice, oscarisée pour son long métrage Les démineurs, le message du film est simple : « Il s’agit d’un problème mondial ; bien sûr j’espère contre toute attente que nous allons un jour réduire notre arsenal nucléaire. Mais entre-temps, nous allons vivre dans une maison bourrée de dynamite. Il importe que tous en soient conscients pour amorcer un dialogue. L’explosion qui nous intéresse est le dialogue que noueront les spectateurs après avoir vu le film. » Cette production offre donc l’occasion de mettre en lumière la nature du risque nucléaire résultant de la politique de dissuasion nucléaire, laquelle repose en fait sur cinq paradoxes.

Premier paradoxe : la dissuasion prétend empêcher la guerre nucléaire alors qu’elle prépare et conduit inévitablement à celle-ci.

Le président Macron l’a réitéré lors de son dernier discours sur la stratégie de défense et de dissuasion, le 7 février 2020, la doctrine de la France est « strictement défensive, claire et prévisible », à savoir que, si le dirigeant d’un État « envisageait de s’en prendre à nos intérêts vitaux, quels qu’ils soient, il doit savoir que nos forces nucléaires sont capables d’infliger des dommages absolument inacceptables sur ses centres de pouvoir, c’est-à-dire sur ses centres névralgiques, politiques, économiques, militaires. » C’est donc le principe de dissuasion selon lequel la menace d’une terrible riposte doit dissuader un adversaire de nous agresser. Or, dans le même temps (et cette contradiction n’est pas propre au président actuel car elle est inscrite dans la doctrine française depuis plusieurs décennies), le chef de l’État envisage clairement l’échec de cette dissuasion. Ainsi, réaffirme-t-il, « [e]n cas de méprise sur la détermination de la France à préserver ses intérêts vitaux, un avertissement nucléaire, unique et non renouvelable, pourrait être délivré à un agresseur étatique pour signifier clairement que le conflit vient de changer de nature et rétablir la dissuasion. »  Donc, il ne s’agirait plus d’une riposte (nucléaire) en cas d’agression (même non nucléaire), mais d’une frappe (nucléaire) en premier dans l’espoir chimérique que l’adversaire ne ripostera pas par une frappe nucléaire, qui signifierait une guerre nucléaire totale probablement suicidaire pour la France face à un adversaire bien supérieurement armé tel que la Russie.

Autre aspect de ce paradoxe, afin que la dissuasion nucléaire soit crédible, les capacités offensives de la puissance nucléaire, en riposte à une attaque ou sous forme de première frappe, se doivent d’être non seulement opérationnelles, mais encore supérieures en efficacité à celles des adversaires. Il en résulte une course aux armements qui n’a jamais cessé et qui revêt une dimension tant quantitative que qualitative. On le voit bien aujourd’hui, malgré les engagements juridiques du Traité de Non-Prolifération (TNP) de « poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire », chaque puissance nucléaire, y compris la France, augmente son budget relatif aux armes nucléaires, s’engage dans des programmes exorbitants de modernisation (1 300 milliards de dollars sur 30 ans aux États-Unis), augmente son arsenal (en Chine) ou renonce aux limitations précédentes (au Royaume-Uni et, à partir de l’expiration du Traité New START en février 2026, aux États-Unis et en Russie). Ainsi, le président Macron pouvait-il sans hésitation affirmer : « J’ai pris et je continuerai à prendre les décisions nécessaires au maintien de leur crédibilité opérationnelle dans la durée, au niveau de stricte suffisance requis par l’environnement international. »

Deuxième paradoxe : la dissuasion exige un comportement rationnel des adversaires alors que, comme le montre le film, une attaque nucléaire peut résulter d’une décision totalement irrationnelle.

Tous les experts, favorables ou non à la dissuasion nucléaire, s’accordent à le reconnaître : celle-ci ne fonctionne que si les acteurs qui y sont impliqués agissent de manière rationnelle. Les dirigeants français, comme leurs homologues, font le calcul – certains diront le pari – que leur adversaire se livrera à une évaluation sensée des avantages et des inconvénients d’une attaque et en conclura que le risque d’une destruction quasi-totale par l’adversaire est bien supérieur aux bénéfices potentiels d’une attaque contre celui-ci. Le sens commun porte à croire qu’aucun dirigeant n’adoptera un comportement suicidaire. Or, comme le montre le film de Kathryn Bigelow, en réalité, rien n’est moins sûr. Dans ce scénario sont brièvement évoqués le lancement d’un missile par un sous-marin nord-coréen mais aussi celui d’un commandant de sous-marin qui « a pété les plombs » ou un tir non autorisé. L’hypothèse nord-coréenne est aussi à la base du best-seller de la journaliste américaine Annie Jacobsen Guerre nucléaire : un scénario. Selon cette auteure, « Il suffit d’un seul dirigeant nihiliste et fou doté d’un arsenal nucléaire, pour déclencher une guerre que personne ne peut gagner. »

Là encore, diront les thuriféraires de la dissuasion nucléaire, aucun dirigeant sensé ne se lancera dans une guerre nucléaire, probablement destructrice pour lui, en se contentant de lancer un seul missile contre une puissance nucléaire surarmée telle que les États-Unis. En apprenant la frappe qui menace de détruire Chicago et causer la mort de 10 millions de personnes, le président américain du film lance : « C’est de la folie ! », à quoi son chef d’état-major répond : « Non, monsieur le président, c’est la réalité ! ». Sans compter, au-delà de la rationalité, les nombreux cas d’accidents, de méprise, de mauvaises interprétations, de pertes d’armes nucléaires qui auraient pu causer des catastrophes, mais qui ont pu le plus souvent être évitées grâce à la chance, comme le reconnaissait l’ancien Secrétaire à la Défense américain, Robert McNamara, acteur clé de la crise des missiles de Cuba : « C’est la chance qui a empêché la guerre nucléaire. La rationalité ne nous sera d’aucun secours. »

Troisième paradoxe : la dissuasion nucléaire affirme conférer une puissance inédite aux possesseurs d’armes nucléaires alors qu’elle révèle en fait un manque total de confiance dans leurs capacités.

L’attrait de l’arme nucléaire pour certains dirigeants tient largement au sentiment de puissance qu’elle est censée conférer. En France, François Mitterrand s’y est converti après l’avoir combattue et a résumé son sentiment en déclarant en 1986 : « « La dissuasion de la France, c’est le chef de l’État, c’est moi », soulignant le rôle central du président de la République dans cette stratégie. Ce n’est pas un hasard si le poste de commandement de l’Elysée où le président peut déclencher le feu nucléaire a été baptisé par Valéry Giscard d’Estaing « Jupiter », surnom dont a aussi été affublé Emmanuel Macron, qui semblait l’assumer en annonçant dès 2016 une présidence « jupitérienne ». C’est l’ivresse du pouvoir que semble provoquer l’arme nucléaire qui amène aujourd’hui un Poutine embourbé en Ukraine à en brandir régulièrement la menace pour dissuader les Occidentaux de soutenir Kyiv.

C’est aussi ce sentiment de puissance qui est associé au statut de Membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, systématiquement invoqué par les dirigeants des cinq pays dits « dotés » d’armes nucléaires reconnus par le TNP (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie). Or rappelons-nous que, lorsque l’ONU a été créée en 1945, seul Washington possédait l’arme atomique, utilisée contre le Japon. L’URSS n’y accèdera qu’en 1949, le Royaume-Uni en 1952, la France en 1960 et la Chine en 1964. Donc, ont été Membres permanents dotés du droit de veto sans armes nucléaires, l’URSS pendant 4 ans, le Royaume-Uni pendant 7 ans, et la France pendant 15 ans, tandis que la Chine populaire devra attendre 1971 pour remplacer Taïwan au Conseil de sécurité. Donc l’adéquation parfaite entre puissances nucléaires et Membres permanents ne durera que trois ans, jusqu’à la première explosion nucléaire indienne en 1974. Mais on comprend que les « Grands Cinq » soient réticents aujourd’hui à élargir le Conseil de sécurité à de nouveaux Membres permanents non « dotés » d’armes nucléaires, ce qui risquerait d’affaiblir leur argument sur la légitimité de leurs armes nucléaires, symbole de leurs « responsabilités mondiales ».

En fait, si l’on regarde de plus près non plus seulement le statut mais aussi les capacités militaires des puissances possédant des armes nucléaires, on se rend compte que ce sont les puissances les plus armées qui ne font pas confiance dans leurs capacités conventionnelles et jugent nécessaire de les renforcer encore par des armes de destruction massive. Ainsi, dans la liste des pays aux budgets militaires les plus élevés en 2024 sur un total mondial de 2 718 milliards de dollars, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), figurent en No 1 les États-Unis (997 milliards de dollars), en No 2 la Chine (314 milliards de dollars), en No 3 la Russie (149 milliards de dollars), en No 5 l’Inde (86,1 milliards de dollars), en No 6 le Royaume-Uni (81,8 milliards de dollars), en No 9 la France (64,7 milliards de dollars) et en No 12 Israël (46,5 milliards de dollars). Certes, des pays non nucléaires y figurent aussi, tels que l’Allemagne se hisse au 4ème rang (88,5 milliards de dollars), le Japon (No 10), la Corée du Sud (No 11), l’Italie (No 14) ou l’Australie (No 15), mais ils sont considérés comme protégés par le « parapluie nucléaire » américain, voire accueillent des armes nucléaires américaines sur leur territoire (Allemagne, Italie).

Au total, on estime à environ 100 milliards de dollars par an le montant des dépenses liées aux armes nucléaires (6 milliards pour la France). Si l’on totalise les budgets militaires des puissances nucléaires et de leurs alliés parmi les 40 premiers, on parvient déjà à un montant de 2 223,8 milliards de dollars soit près de 82 % des dépenses mondiales. Autant dire que, même en déduisant les dépenses liées aux armes nucléaires, ces pays sont surarmés et possèdent amplement de quoi se défendre en cas de besoin sans menacer quiconque de destruction massive.

D’ailleurs, historiquement, plusieurs pays, dont la France ou Israël, ont acquis l’arme nucléaire parce qu’ils se sentaient en état d’infériorité par rapport à des puissances supérieures en armement conventionnel. On a ainsi parlé de « l’arme nucléaire, arme du pauvre » ou du « pouvoir égalisateur de l’atome » théorisé par le général Pierre-Marie Gallois. Aujourd’hui, ce concept a perdu de sa validité comme on l’a vu du fait des capacités militaires redondantes dont jouissent toutes les puissances nucléaires. De surcroît, l’histoire a démontré que la possession d’armes nucléaires n’a pas empêché les puissances nucléaires d’être mises en échec par des pays non nucléaires, moins armés mais forts de leur esprit de résistance, du Vietnam à l’Ukraine.

Quatrième paradoxe : la dissuasion repose sur la peur infligée à l’adversaire, mais aboutit en réalité à la paralysie de l’action provoquée par la peur de l’adversaire.

Comme on l’a vu avec le deuxième paradoxe, la dissuasion nucléaire consiste à déléguer sa sécurité à l’adversaire, dont on espère qu’il va agir rationnellement en s’abstenant de toute agression par peur des représailles. Ce concept de peur est donc au cœur de la notion de dissuasion. En réalité, il inspire déjà la crainte que suscite l’adversaire par ses capacités, sa doctrine, son comportement, ses menaces directes ou indirectes. Parfois, l’adversaire réussit même à susciter la crainte grâce à la désinformation, comme dans le cas des chars factices déployés par Saddam Hussein, dont l’armée, censée être la plus redoutable du Moyen-Orient, a été piteusement et rapidement défaite par la coalition dépêchée par l’ONU pour libérer le Koweït.

Aujourd’hui, un Poutine ayant échoué dans son pari d’envahir et de soumettre toute l’Ukraine, ne se prive pas de brandir toute la panoplie de ses armes nucléaires les plus exotiques, dont la dernière en date, le missile de croisière à propulsion nucléaire Burevestnik a été qualifiée de « Tchernobyl volant ». Son objectif affirmé est de susciter la peur chez les alliés occidentaux de l’Ukraine afin qu’ils cessent leur assistance militaire perçue à Moscou comme une menace directe. Certes, depuis l’invasion russe de 2022, les alliés de Kyiv n’ont pas été dissuadés par ces menaces, même s’ils ont connu des hésitations, notamment à livrer des armements susceptibles d’être employés sur le territoire russe. Mais, au total, l’équilibre de la terreur a globalement fonctionné : puisque plusieurs membres de l’OTAN (dont la France, l’Allemagne, et les États-Unis) s’étaient opposés à l’adhésion de l’Ukraine à l’Alliance atlantique, la protection de l’Article V du Traité de l’Atlantique Nord ne pouvait être invoquée en faveur de l’Ukraine, ce qui aurait entraîné une guerre directe avec la Russie. La peur a donc fait son effet et la dissuasion est devenue une auto-dissuasion. On peut se réjouir qu’une guerre totale ait été évitée pour l’heure, mais on ne peut plus conclure que les armes nucléaires de l’OTAN servent à dissuader la Russie sans accepter que celles de la Russie dissuadent l’OTAN et limitent sa capacité d’action.

Cinquième paradoxe : la dissuasion est officiellement conçue comme une capacité défensive en riposte à une agression éventuelle, mais en fait exige des capacités offensives pour réduire ou neutraliser les capacités de riposte de l’adversaire.

La vieille dialectique du glaive et de l’armure s’applique pleinement à la dissuasion nucléaire. Le film de Kathryn Bigelow démontre l’inanité et l’inefficacité du « bouclier » anti-missiles déployé à grands frais par les États-Unis. L’un des protagonistes, dont on comprend le scepticisme, ne déclare-t-il pas : « Intercepter un missile, c’est comme arrêter une balle avec une balle. » Reagan avait dû renoncer à son ambitieux plan de « Guerre des étoiles », infaisable techniquement et financièrement, mais le lobby militaro-industriel motivé par les alléchants contrats à la clé de ces projets, avait convaincu le Congrès et plusieurs présidents d’y investir des budgets considérables sans pour autant démontrer l’efficacité de tels systèmes. Déjà, en 2001, George W. Bush, sur les conseils insistants de son conseiller John Bolton, avait dénoncé le traité ABM de 1972 prévoyant des limitations aux systèmes de défense antimissiles afin de permettre la « stabilité stratégique » avec Moscou, en clair la renonciation aux capacités de première frappe destinées à neutraliser les capacités de riposte de l’adversaire. En réponse, la Russie avait augmenté ses capacités offensives en multipliant notamment le nombre d’ogives nucléaires (MIRV) déployées sur ses missiles et en investissant dans les missiles hypersoniques manœuvrables et donc capables d’échapper aux défenses de l’adversaire. Même Obama avait étendu une partie du bouclier antimissiles américain à l’OTAN, ce que la Russie a perçu comme une menace offensive et a répliqué en développant de nouvelles armes offensives. Aujourd’hui, Trump s’émerveille de son projet de « Golden Globe » qui rappelle celui de Reagan en encore plus dispendieux. Nul doute que la course aux armements que ce nouveau projet va déclencher n’aura rien à envier aux précédentes.

Conclusion : quand le risque devient incontrôlable, éliminer la cause du risque s’impose comme une urgente obligation

La métaphore préférée du visionnaire qu’était Paul Quilès, ancien ministre de la Défense puis fondateur d’Initiatives pour le désarmement (IDN), était déjà celle d’une pièce bourrée de dynamite dans laquelle des enfants jouaient avec des allumettes. Le risque d’explosion nucléaire, intentionnelle ou non, résultant de l’escalade à partir d’un conflit conventionnel, d’une méprise, d’une mauvaise interprétation ou communication, du geste intempestif d’un acteur irrationnel, déséquilibré ou animé d’intentions terroristes, est plus élevé que jamais selon les plus hautes autorités (le Secrétaire général de l’ONU, les « Elders », anciens présidents et dirigeants, l’Horloge de l’Apocalypse créée par une quinzaine de Prix Nobel, etc.). On sait désormais qu’une guerre, même limitée entre deux puissances nucléaires n’employant qu’un pour cent de l’arsenal mondial aboutirait à un hiver nucléaire et une famine causant la mort de cinq milliards d’humains.

Historiquement, lorsqu’un risque était devenu inacceptable ou incontrôlable du fait de son impact sur les êtres humains ou l’environnement, l’humanité a trouvé la sagesse d’en éliminer la cause : l’amiante, les gaz CFC, les armes chimiques et biologiques, les mines anti-personnel, etc. Aujourd’hui, sauvegarder le climat oblige à décarbonner l’économie et protéger la planète exige de réduire la pollution plastique. Pourquoi les armes nucléaires qui, loin de garantir la sécurité et encore moins la liberté, contrairement à l’affirmation du président Macron, menacent la survie de tous et des générations futures, échapperaient-elles à cette logique ?

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