La « dissuasion nucléaire européenne » : une fausse bonne idée – TRIBUNE

Retrouvez la tribune du Général Norlain parue dans Libération le 16 mai 2024.

Voulons-nous faire de l’Europe le prochain champ de bataille nucléaire ?

Les propos du président Macron à Stockholm le 30 janvier 2024, selon lesquels « La France a la responsabilité de mettre sa capacité de dissuasion nucléaire à la disposition de l’Europe », puis à la Sorbonne le 25 avril, « La dissuasion française est un élément incontournable de la défense du continent européen » font de cette question l’horizon ultime d’une telle proposition. 

Celle-ci n’est pas nouvelle : dès les années 1950, le projet d’une « euro-bombe » était évoqué particulièrement dans le cadre de la Coopération nucléaire européenne et du traité Euratom. En France, au début des années 1960, l’idée d’un arrangement pour une « euro-bombe », qui aurait été dirigée par Paris, était évoquée, malgré le scepticisme de De Gaulle pour un partage sous quelque forme que ce soit de l’utilisation de l’arme nucléaire. Puis le débat est réapparu dans les années 1980 à l’initiative des chanceliers d’Allemagne de l’Ouest Helmut Schmidt et Helmut Kohl. L’effondrement du Pacte de Varsovie, en refroidissant les ardeurs nucléaires allemandes, puis le Brexit, en risquant d’isoler la France comme seule puissance nucléaire en Europe continentale et de fragiliser sa légitimité, enfin la tendance croissante au désengagement européen, ont suscité de nouvelles initiatives françaises pour « européaniser » sa force de frappe. 

On est passé ainsi de la dissuasion concertée à la dissuasion partagée et à la dissuasion existentielle c’est-à-dire la dissuasion qui s’exerce par son existence même sans qu’il soit nécessaire d’en dire plus. La guerre en Ukraine remettant en lumière le risque de conflit nucléaire en Europe a constitué évidemment une aubaine pour les activistes nucléaires français, afin de relancer l’idée du parapluie nucléaire français et en faire le socle, la « clé de voûte », d’une autonomie stratégique européenne que le retrait américain rend, à juste titre, indispensable. En faisant d’une dissuasion nucléaire européenne le socle de l’autonomie stratégique d’une Europe de la défense encore à construire, l’establishment nucléaire français a cru trouver la martingale idéale, d’autant plus qu’elle permettait d’atténuer le coût financier devenu exorbitant d’un système d’armes en plein renouvellement, au détriment de ses forces conventionnelles. Forces déjà fortement sollicitées par les opérations extérieures et devenues vitales avec le retour de la guerre de haute intensité en Europe.

Las ! Cette proposition qui a toutes les apparences de la bonne idée au bon moment, au bon endroit, se heurte à de nombreux obstacles. D’une part elle entre en contradiction avec le concept gaullien de la dissuasion nucléaire pour lequel celle-ci est et doit rester strictement nationale, et d’autre part elle se trouve confrontée à l’hostilité de la très grande majorité des pays européens ou bien, pire encore, à leur indifférence. Pour la plupart de ces derniers, la composante nucléaire de l’OTAN et l’article V sont largement suffisants, tandis que d’autres sont carrément hostiles à l’arme nucléaire et ont rejoint le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (comme l’Autriche, l’Irlande ou Malte).

Mais l’essentiel n’est pas là : la guerre en Ukraine et les rodomontades du président russe ont montré que, contrairement à la doctrine officielle, un conflit nucléaire était possible et que, loin d’être un instrument de stabilité stratégique et de préservation de la paix, l’arme nucléaire était une arme offensive, une arme au service de Etats prédateurs. De plus, comme nous le voyons tous les jours en Ukraine, elle fait de nos démocraties des « dissuadeurs dissuadés » osant à peine prononcer le mot d’arme nucléaire de peur de provoquer l’ire du dictateur.  

La meilleure réponse, et à vrai dire la seule, est de ne pas tomber dans le piège qu’il nous tend, celui de se retrouver face au choix absurde entre le renoncement ou le suicide collectif. Ce dont la France et l’Europe de la défense ont besoin pour leur autonomie stratégique, c’est d’une véritable capacité de persuasion ancrée dans le réel, c’est-à-dire sur des systèmes d’armes conventionnelles bénéficiant et intégrant les technologies émergentes, disruptives.

Il est invraisemblable que, dans la situation actuelle et en se drapant dans une augmentation du budget de la défense, on diminue en France les commandes de systèmes d’armes conventionnelles au profit d’une augmentation considérable des crédits consacrés à la dissuasion nucléaire… L’urgence est pourtant là, aux portes de l’Europe. 

Alors que la guerre en Ukraine s’intensifie aux dépens du peuple ukrainien et que l’agressivité du Kremlin s’accroît vis-à-vis des pays européens, poursuivre la chimère d’une « garantie absolue de sécurité » avec une bombe européenne, c’est accepter la possibilité de transformer l’Europe en champ de bataille nucléaire. C’est accepter de se placer au cœur du dilemme stratégique du choix de la défaite ou de l’anéantissement. C’est bercer les peuples européens de l’espoir d’une protection qui ne peut être « absolue ». Une illusion de sécurité qui ne peut que les détourner de s’impliquer dans leur défense, de les empêcher de prendre conscience de la réalité des menaces pour leur sécurité et les infantiliser. Ce dont a besoin l’Europe pour sa défense, c’est de ne plus déléguer celle-ci à un autre pays, mais de l’assumer par elle-même et pour cela de reposer avant tout sur l’engagement de ses citoyens, des citoyens qui ne soient pas otages d’un pari sur leurs vies sans qu’ils aient été à aucun moment consultés. 

Dans le rapport de force engagé avec la Russie de Poutine, seule la possibilité de le mettre en difficulté sur le terrain pourra conduire à une issue pour l’Ukraine. Cette possibilité ne peut exister que si l’Europe se dote d’une véritable capacité de persuasion conventionnelle. 

Donner son autonomie stratégique à l’Europe, ce n’est pas lui administrer une potion magique, c’est lui donner dans un monde complexe, en constante évolution, les moyens d’affronter les défis de sécurité à la fois globaux et régionaux, des moyens qui n’impliquent pas la perspective d’une destruction de l’humanité.

Une bombe nucléaire européenne, certainement une fausse bonne idée, mais qui, au bout du compte, pourrait se transformer en erreur tragique. 

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Bernard Norlain

Général d’armée aérienne (ret), le Vice-Président d'IDN, Bernard Norlain, est titulaire du diplôme d’Ingénieur de l’Air Force Academy et ancien pilote de chasse. Il a occupé les fonctions de Chef du Cabinet militaire des Premiers ministres Jacques Chirac et Michel Rocard. Il a ensuite dirigé l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (1994-1996), a été Vice-Président de Deloitte & Touche France puis Président Directeur Général de SOFEMA Group. Il est aujourd’hui Président d’honneur du Comité de Défense Nationale et Directeur de la Revue Défense Nationale. Il est Commandeur de la Légion d’Honneur et a reçu la Médaille d’Or Mahatma Gandhi de l’Unesco.
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Général d’armée aérienne (ret), le Vice-Président d'IDN, Bernard Norlain, est titulaire du diplôme d’Ingénieur de l’Air Force Academy et ancien pilote de chasse. Il a occupé les fonctions de Chef du Cabinet militaire des Premiers ministres Jacques Chirac et Michel Rocard. Il a ensuite dirigé l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (1994-1996), a été Vice-Président de Deloitte & Touche France puis Président Directeur Général de SOFEMA Group. Il est aujourd’hui Président d’honneur du Comité de Défense Nationale et Directeur de la Revue Défense Nationale. Il est Commandeur de la Légion d’Honneur et a reçu la Médaille d’Or Mahatma Gandhi de l’Unesco.

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