Introduction et parcours
Susi Snyder est actuellement coordinatrice du programme de la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires, ICAN, où elle travaille sur les enjeux financiers et la désinvention éthique des armes nucléaires. Depuis plus de dix ans, elle est également à l’origine de la campagne Don’t Bank on the Bomb, qui vise à révéler et à faire cesser les liens financiers avec les fabricants d’armes nucléaires.
Son engagement pour le désarmement nucléaire remonte aux années 1990. Un événement particulièrement marquant fut une conférence à laquelle elle assista, où un Hibakusha, un survivant du bombardement atomique de Nagasaki, raconta son histoire. Connu sous le nom de « facteur de Nagasaki », cet homme témoigna de l’instant où la bombe explosa. À seize ans, alors qu’il livrait du courrier à vélo, l’explosion le projeta violemment. Il perdit connaissance et ne se réveilla que plusieurs jours plus tard, le dos entièrement brûlé. Ses blessures étaient si graves qu’il dut rester couché sur le ventre pendant des mois. Des décennies plus tard, il montra son torse au public, son sternum affaissé à cause de cette longue convalescence, au point que son cœur était visible à l’œil nu.
Ce choc visuel et émotionnel bouleversa profondément Snyder, qui y vit un véritable éveil moral. Elle comprit alors la nécessité impérieuse d’agir pour qu’un tel drame ne se reproduise jamais, et elle s’est depuis consacrée à comprendre et à démanteler le système mondial qui rend ces armes possibles.
L’activisme et le rôle de l’urgence
Susi Snyder se décrit comme une personne impatiente, une qualité qu’elle considère essentielle dans le militantisme. Face à une menace existentielle comme les armes nucléaires, dit-elle, l’impatience est vitale. Le plus grand danger, selon elle, est l’apathie. Comme elle le résume, « nous vivons à 35 minutes de la destruction », faisant référence au temps qu’il faudrait à un missile nucléaire pour frapper sa cible.
Cette menace constante exige une urgence immédiate et inébranlable. Elle critique sévèrement les cycles diplomatiques qui repoussent l’action sous prétexte d’attendre « le bon moment », l’année prochaine, un meilleur contexte politique… Pour elle, cette procrastination est irresponsable.
Mais elle reconnaît aussi la tension naturelle entre militantisme et diplomatie institutionnelle. La négociation demande du compromis, du temps, de la patience. Pourtant, l’urgence et la diplomatie doivent coexister, car les activistes sont essentiels pour faire pression sur les gouvernements, les pousser à accélérer et à viser plus haut.
Elle souligne enfin un point clé, il ne suffit pas de lancer une négociation, encore faut-il la faire durer. L’urgence est souvent nécessaire pour réunir les gens autour de la table, mais aussi pour les y ramener, encore et encore, jusqu’à ce qu’un véritable progrès soit accompli. Sans pression extérieure, beaucoup de processus de désarmement risquent de s’enliser.
Le succès de la campagne pour le TIAN
Le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires, TIAN, est l’un des plus grands succès diplomatiques du mouvement antinucléaire de ces dernières décennies. ICAN a joué un rôle central dans cette victoire. Pour Susi Snyder, ce succès repose sur une combinaison de stratégie, de persévérance et de clarté morale.
L’un des piliers de la campagne, explique-t-elle, était sa vision sans compromis d’un monde sans armes nucléaires. ICAN a toujours refusé de considérer la dissuasion nucléaire comme une réalité éternelle, et a clairement affirmé que les armes nucléaires sont incompatibles avec le droit international humanitaire. La campagne insistait sur l’impossibilité d’utiliser ces armes tout en respectant la protection des civils, des enfants, des blessés et des non-combattants, qui sont protégés par les lois de la guerre.
En mettant l’accent sur les conséquences humaines de l’usage de ces armes, ICAN a réussi à déplacer le débat, en le sortant des considérations stratégiques pour le replacer sur le terrain moral et juridique. Snyder souligne aussi un avantage stratégique majeur, le fait d’avoir donné une voix aux pays qui avaient été historiquement exclus des négociations nucléaires. Les soutiens les plus actifs du TIAN venaient du Sud global, des États qui n’ont jamais possédé d’armes nucléaires et qui refusaient de se taire face à la menace.
Mais le succès du traité ne repose pas seulement sur des arguments juridiques ou des appels passionnés. ICAN était toujours active, dit-elle, organisant des événements, rencontrant des diplomates, produisant des recherches, mobilisant le public et maintenant une pression constante. Le traité a été négocié à l’ONU sous mandat de l’Assemblée générale, avec la participation de 128 États. Bien que plusieurs puissances nucléaires aient boycotté les négociations, le processus est resté légitime et le traité a été adopté par une majorité claire.
Aujourd’hui, plus de 98 pays soutiennent le TIAN, et ce chiffre continue d’augmenter. Des États comme le Brésil, le Nigeria ou l’Afrique du Sud sont devenus des figures de proue de ce traité. Cela montre que l’abolition nucléaire n’est ni marginale, ni naïve. Ces pays affirment que la présence continue des armes nucléaires met leur sécurité en danger, et ils refusent de se soumettre à la domination des neuf puissances nucléaires.
Le travail d’ICAN consiste à changer le récit, à passer de la normalisation à la stigmatisation. Le TIAN ne rend pas seulement les armes illégales pour ses signataires, il sape aussi leur légitimité en tant qu’instruments de pouvoir. Comme le dit Snyder, « personne n’a donné à ces neuf pays le droit de mettre le reste du monde en danger ».
Dialogue avec les États dotés et l’OTAN
Interrogée sur la manière dont elle répond aux critiques des pays de l’OTAN ou des puissances nucléaires qui rejettent ou ignorent le TIAN, Susi Snyder est catégorique. « Le traité existe. Il a été négocié. C’est du droit international. On ne peut pas l’ignorer. »
Elle rappelle que tous les États membres de l’ONU, y compris la France et les États-Unis, ont été invités à participer aux négociations. Le processus était transparent, ouvert, inclusif. 128 pays y ont effectivement pris part. Certaines puissances occidentales ont même protesté à l’extérieur des négociations, affirmant qu’elles n’étaient pas représentées. Mais, comme le souligne Snyder, « le monde était dans la salle ».
Elle insiste sur le fait que la légitimité du TIAN ne peut être remise en cause simplement parce que les pays les plus militarisés ont choisi de ne pas y participer. Près de 100 États sont aujourd’hui parties au traité, et beaucoup sont en train de ratifier. Parmi eux, des États importants comme le Brésil, l’Afrique du Sud et le Nigeria, qui disposent d’une autorité morale incontestable.
Elle souligne aussi que les pays membres de l’OTAN sont de plus en plus en porte-à-faux avec leurs propres opinions publiques. Des milliers de parlementaires à travers l’Alliance atlantique soutiennent le TIAN, et près d’un millier de villes ont voté des résolutions appelant leur État à rejoindre le traité. Cette pression locale, selon elle, mine progressivement le blocage politique par la base.
Le secteur financier et le désarmement nucléaire
L’un des axes clés du travail de Snyder est de révéler les mécanismes financiers qui soutiennent l’industrie nucléaire. À travers la campagne Don’t Bank on the Bomb, elle et son équipe ont mis en lumière les investissements de banques, de fonds de pension et d’investisseurs dans les entreprises qui fabriquent des armes nucléaires.
Elle explique que ces entreprises réalisent d’immenses profits, ce qui les pousse à faire un lobbying massif pour conserver leurs contrats. Aux États-Unis, les entreprises liées à l’armement nucléaire emploient plus d’un lobbyiste par élu fédéral. « C’est 540 lobbyistes pour 435 membres du Congrès », dit-elle. « Et ils les emmènent dîner, leur font visiter les usines, leur vendent les contrats. »
Souvent, ces entreprises promettent des milliers d’emplois, mais dans les faits, très peu se matérialisent localement. Les 2 000 emplois annoncés deviennent parfois 300, souvent occupés par des spécialistes venus d’ailleurs. Les communautés locales sont flouées. « C’est un mensonge », insiste-t-elle. « C’est du vol. Cet argent, c’est le nôtre. Et il ne va pas à l’éducation, à la santé ou aux infrastructures. »
Pour elle, ce n’est pas seulement un problème politique, c’est une question démocratique. Les citoyens ignorent souvent que leur argent finance des armes de destruction massive. En révélant ces liens, on redonne du pouvoir aux gens. Et selon elle, beaucoup d’investisseurs, lorsqu’ils découvrent la réalité, revoient leurs choix.
L’évolution de l’investissement éthique et ESG
Depuis la crise financière de 2008, Snyder a observé une transformation dans la finance éthique. L’essor de l’investissement ESG (environnemental, social et gouvernance) a poussé les gestionnaires de fonds à privilégier les entreprises transparentes, durables, respectueuses des droits humains. Celles-ci ont mieux résisté à la crise, ce qui a encouragé l’essor de produits financiers socialement responsables.
Des régulations sont ensuite venues encadrer ce marché pour lutter contre le greenwashing, c’est-à-dire les produits prétendument éthiques mais en réalité trompeurs. Cela a donné naissance à une véritable industrie de la notation ESG, avec ses analystes, ses labels, ses audits.
Mais ces dernières années, un certain retour de bâton s’est fait sentir. Certains acteurs financiers se sentent sur-réglementés, frustrés par la lourdeur des normes. Dans certains contextes politiques, on assiste même à une volonté de faire reculer l’ESG, jugé trop idéologique.
Pourtant, les armes nucléaires restent une ligne rouge pour la majorité des investisseurs responsables. Même ceux qui acceptent des investissements dans le secteur de la défense refusent généralement de financer des armes indiscriminées et illégales. « Quand les gens apprennent ce que font ces entreprises, et qu’elles violent le droit humanitaire, ils choisissent presque toujours de désinvestir », affirme-t-elle.
Aujourd’hui, il faut fournir des preuves plus précises, répondre à des questions plus complexes, mais la dynamique reste positive. Et surtout, selon elle, le débat devient plus mûr.
La jeunesse et l’engagement culturel
Snyder se réjouit de voir la jeunesse se réapproprier les enjeux du désarmement nucléaire. Ce qui semblait autrefois abstrait est aujourd’hui tangible. « Les menaces nucléaires de ces dernières années, surtout avec la guerre en Ukraine, ont rendu ce sujet impossible à ignorer », dit-elle. « C’est terrifiant, mais aussi mobilisateur. »
Contrairement aux années 1990, où le sujet semblait appartenir au passé de la guerre froide, la nouvelle génération grandit dans un monde où le discours nucléaire est revenu dans le débat géopolitique. Pourtant, elle affirme que l’abolition nucléaire est un objectif réalisable, et que l’espoir est un moteur puissant.
Elle admire particulièrement la créativité et l’énergie des jeunes activistes. Grâce à ICAN, le sujet revient dans l’art, la musique, les expositions, les performances. Elle cite notamment le réseau Artists Against the Bomb, lancé par l’artiste mexicain Pedro Reyes, qui rassemble des œuvres offertes pour sensibiliser aux dangers du nucléaire. Cette collection circule dans le monde entier.
L’art, dit-elle, « nous aide à faire face à ce qui se passe sous le champignon atomique. Il nous donne des outils pour imaginer, pour exprimer l’indicible ». C’est une porte d’entrée précieuse pour une nouvelle génération.
Conflits géopolitiques et débats nucléaires
Face à des conflits comme la guerre en Ukraine ou la situation à Gaza, Snyder dénonce une instrumentalisation cynique du contexte par certains dirigeants. Pour elle, ces guerres servent souvent de prétexte pour justifier une modernisation de l’arsenal nucléaire ou relancer des doctrines de dissuasion dépassées.
« Ces conflits ont offert une excuse parfaite aux politiciens paresseux pour ressortir des idées qui auraient dû être enterrées depuis longtemps », lance-t-elle. Plutôt que de penser à long terme, beaucoup réagissent à court terme pour éviter une crise politique, rassurer un lobby ou détourner l’attention d’une austérité impopulaire.
Elle compare cela à des moments plus visionnaires, comme la crise des missiles de Cuba, qui avait conduit à la création du TNP. Le traité, adopté en 1970, prévoyait l’élimination totale des armes nucléaires d’ici 1995. Un objectif à 25 ans. Aujourd’hui, regrette-t-elle, peu de dirigeants osent voir aussi loin.
Elle s’inquiète aussi du deux poids, deux mesures : des pays comme la Russie ou Israël violent le droit international sans conséquence, protégés par un Conseil de sécurité de l’ONU bloqué par le droit de veto. « Tout le monde sait que ce système est cassé, mais personne au pouvoir ne veut le changer », conclut-elle.
Pouvoir post-colonial et désarmement
Snyder reconnaît que les armes nucléaires sont étroitement liées à l’héritage colonial. Les pays dotés ont construit leurs arsenaux grâce à des ressources extraites de territoires colonisés, sans consentement ni compensation. « Ils n’auraient jamais eu ces armes sans avoir pillé d’autres peuples », affirme-t-elle sans détour.
Ce qui l’enthousiasme particulièrement dans le TIAN, c’est qu’il inverse les rapports de pouvoir traditionnels. Ce sont des États longtemps exclus des débats sur la sécurité mondiale qui ont porté ce traité. Par leur action collective, ils ont affirmé leur souveraineté et refusé de laisser leur sécurité dépendre d’anciennes puissances impériales.
Elle y voit une recomposition géopolitique majeure, où des pays jusqu’ici marginalisés imposent leur propre vision de la paix. « On voit des États dire : tu n’as aucun pouvoir sur moi. Et ça, c’est fort. »
Imaginer un monde sans armes nucléaires
Pour conclure l’entretien, Aude lui demande à quoi ressemblerait, selon elle, un monde débarrassé des armes nucléaires, non seulement en termes militaires, mais aussi diplomatiques, symboliques et humains.
Snyder répond avec enthousiasme. Elle imagine un monde où les ressources libérées, intellectuelles, économiques, psychologiques, seraient consacrées à la vraie sécurité. « Ces bombes sont grosses, idiotes et maladroites. Elles ne nous protègent pas. Elles gaspillent du génie. Imaginez ce que ces scientifiques pourraient créer à la place. »
Elle rêve d’une humanité qui cesse de vivre dans la peur d’une apocalypse de 35 minutes, et redirige ses talents vers des transports durables, la transition écologique, la santé ou la justice. Mais elle reste lucide. L’héritage des armes nucléaires, contamination, déchets radioactifs, dégâts environnementaux, nous hantera encore des siècles.
Le véritable obstacle, dit-elle, est dans les esprits. « Les armes nucléaires sont devenues des symboles. On les associe au pouvoir. Mais ce n’est pas de la force, c’est du dysfonctionnement. Il faut le dire clairement : ces armes sont dépassées, inutiles, dangereuses. Et il est temps de passer à autre chose. »
Interview réalisée par Aude Viguier, stagiaire chez IDN France