Une nouvelle stratégie nucléaire de la Chine ?

L’arsenal nucléaire chinois a été développé par Mao dans une logique de dissuasion pure, destinée à prévenir et empêcher tout chantage nucléaire. Aujourd’hui, la doctrine officielle n’a pas été modifiée substantiellement. Pourtant, le contexte a changé et de nouveaux indicateurs semblent préfigurer une évolution, sinon de la lettre, du moins de l’idée de la conception militaire nucléaire chinoise.

« Aucun homme politique américain ne pourra risquer Los Angeles pour aider Taipei ». Cette citation d’un dirigeant chinois en 1996 met en lumière l’importance du nucléaire militaire chinois dans la défense nationale du pays. Il s’agit pour Pékin de prévenir toute intervention américaine en Asie qui irait à l’encontre des intérêts chinois. Toutefois, cette citation est en contradiction complète avec la doctrine officielle chinoise de non-emploi en premier, puisqu’une simple aide américaine à Taipei conduirait à l’usage d’une bombe nucléaire pour détruire Los Angeles. Alors, dans quelle mesure l’armement nucléaire chinois constitue-t-il une menace sérieuse pour la sécurité internationale ?

A l’origine, une doctrine modérée de pure dissuasion défensive et stratégique

Le programme nucléaire chinois débute à la suite de menaces américaines d’attaque militaire à l’encontre de la Chine continentale. En effet, en 1955, le secrétaire d’Etat John F. Dulles souhaite par là-même empêcher tout bombardement par Pékin des îles Quemoy et Matsu, bases militaires nationalistes en construction. Cet événement participe de la prise de conscience chinoise sur la nécessité d’avoir une capacité de dissuasion nucléaire. La première explosion nucléaire chinoise en 1964 est accompagnée de la diffusion d’un document doctrinal qui fait foi aujourd’hui encore. Il affirme clairement le caractère défensif de la stratégie : « Le gouvernement chinois déclare solennellement que la Chine ne sera jamais, à aucun moment et dans aucune circonstance, la première à employer des armes nucléaires » [1].

La conception chinoise est donc fondée sur une stratégie de « non-emploi en premier » destinée à assurer une dissuasion minimale exclusivement défensive. Minimale en effet, puisque la Chine a longtemps disposé d’un des plus petits arsenaux nucléaires. Alors que le nombre et la composition des armes nucléaires chinoises ne sont pas divulgués par le gouvernement, les experts estiment que la Chine possède environ 300 têtes nucléaires. Selon les chiffres de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, l’arsenal nucléaire chinois est plus de 25 fois inférieur à celui des Etats-Unis. Il s’agit donc bien pour la Chine de mettre en œuvre une dissuasion limitée. Cette dernière est renforcée par les efforts de discrétion et de camouflage, « la grande muraille souterraine », qui amplifie l’action de la dissuasion nucléaire par le doute et l’opacité.

Une stratégie chinoise toujours basée sur l’autodéfense

Les nombreuses déclarations officielles des dernières années semblent toutes corroborer et suivre le document doctrinal produit par le gouvernement chinois en 1964. En effet, le 24 septembre 2009, aux Nations Unis, le président Hu Jin tao déclarait que la Chine continuerait à maintenir sa force nucléaire « au plus bas niveau nécessaire à la sécurité du pays ». En mai 2019, l’ambassadeur chinois en charge des questions de désarmement, Li Song, lors de la Conférence du désarmement à Genève, précisait que la stratégie chinoise reposait toujours sur l’autodéfense. Il réaffirmait par ailleurs que les engagements de « non-recours en premier aux armes nucléaires » et de « non-recours à l’emploi d’armes nucléaires contre des Etats non dotés d’armes nucléaires ou des zones exemptes d’armes nucléaires » resteront intacts. En outre, il annonçait le désir chinois de « freiner la tendance à s’engager dans une course aux armements nucléaires » ainsi que de « diminuer le rôle des armes nucléaires dans les doctrines de sécurité nationales ».

La capacité de dissuasion est donc officiellement encore au cœur de la politique nucléaire militaire chinoise. Les engagements sont pieux, réaffirmés et, semble-t-il, respectés par les officiels de Parti Communiste chinois presque 50 ans après le premier document doctrinal. L’arsenal nucléaire chinois apparaît comme un enjeu annexe, peu susceptible de menacer la sécurité internationale à court terme.

L’accroissement et la modernisation de l’arsenal nucléaire de la Chine

Et pourtant, la Chine a entrepris d’importants efforts de modernisation et de renforcement de son arsenal nucléaire. Ce développement nucléaire a plusieurs objectifs : il s’agit de garantir la capacité de seconde frappe de la Chine, d’ajouter une composante océanique à son arsenal et d’améliorer la protection de la composante terrestre. Plus concrètement, déjà six sous-marins nucléaires lanceur d’engins de nouvelle génération (classe Jin) pouvant charger douze missiles balistiques mer-sol à combustion solide (Ju-Lang 2) ont été produits et quatre d’entre eux ont été mis en service. La base navale permettant de les accueillir se trouve sur l’île de Hainan, à Sanya. Si Pékin décide de se servir de ce nouvel équipement pour patrouiller et avoir une posture de permanence à la mer, le principe de séparation entre les missiles et les armes en temps de paix risque d’être violé.

On peut également souligner le succès récent des premiers essais du nouveau missile Ju-Lang 3 qui contient plusieurs ogives nucléaires et dispose d’une portée de plus de 12 000 kilomètres, alors que la génération précédente d’armes nucléaires (Ju-Lang 2) avait une portée de 7 400 kilomètres. Ces ogives à portée intercontinentale guidées par les satellites chinois BeiDou constituent une nette amélioration des capacités militaires chinoises. La réussite de ce projet a été célébrée le 9 mai 2020, au cours d’une cérémonie durant laquelle les chercheurs ont reçu le « Prix national de l’excellence dans le domaine de l’innovation ». Enfin, Pékin développe très activement un programme de défense antimissiles [2].

Une évolution préoccupante

La doctrine chinoise comporte deux limites principales : sur sa forme et sur son contenu. Comme l’a démontré le juriste Lazar Focsaneanu, la Chine est dans une posture de rejet implicite du droit international. Du fait de sa doctrine politique et de ses conceptions propres, elle s’inscrit en porte-à-faux vis-à-vis de principes fondamentaux du droit international – comme celui de l’égalité des Etats ou celui de non-intervention dans les affaires intérieures d’autres Etats. Il semble donc opportun de s’interroger sur la valeur d’une doctrine proclamée unilatéralement dans un contexte de paix.

Par ailleurs, le contenu de la doctrine officielle chinoise comporte quelques limites. En affirmant et défendant le « non-recours en premier aux armes nucléaires », non seulement la Chine n’exclut pas l’usage de ces armes, mais elle met au centre de sa réflexion les concepts de riposte graduée et d’escalade contrôlée.

En outre, le contenu de cette doctrine est parfois contredit par certains journaux officiels. Antoine Bondaz a par exemple étudié un éditorial du Global Times, quotidien chinois qui suit la ligne officielle du PCC. L’article, intitulé « Renforcer les forces nucléaires stratégiques, la Chine ne peut pas hésiter », date du 23 décembre 2016. Dans cet éditorial, la Russie est érigée en modèle absolu ; elle est qualifiée de « superpuissance », précisément grâce à son arsenal nucléaire imposant. Ce dernier lui permet d’adopter une politique internationale ambitieuse sans « avoir peur » des Etats-Unis. « La Russie a craché au visage des Etats-Unis en « mettant la main » sur la Crimée ». La mise en valeur de la Russie permet, grâce à toute la subtilité de l’écriture journalistique chinoise, d’appeler à une augmentation massive et à une modernisation substantielle de l’arsenal chinois.

Toutefois, l’argumentaire ne s’arrête pas là. L’auteur poursuit avec une mise en garde destinée aux alliés américains en Asie-Pacifique. Il sous-entend la possibilité de « représailles massives » (littéralement de « vengeances au caractère destructeur »). Cette subtile mention remet en cause indirectement le principe de « non-emploi en premier » et celui de « non-emploi contre des pays non-nucléaires ».

D’autres éditoriaux, au ton similaire, ont été publiés dans ce journal quelques mois après, ce qui pourrait laisser présager du développement d’une stratégie de communication auprès de l’opinion publique chinoise en faveur du nucléaire militaire. Cette hypothèse pourrait être corroborée par le fait que la version anglaise, publiée sur le site, était bien plus consensuelle.

Quoi qu’il en soit, l’incertitude est grande quant aux enjeux de politique interne chinoise et à l’objectif du PCC à long terme. Il est donc clair que la fiabilité de la doctrine et des communications doit être suivie avec attention, compte tenu de la dangerosité de la modernisation nucléaire engagée par la Chine.

Gwenaëlle Habouzit

Notes

[1] Roche Nicolas, « Chapitre 7. Les équilibres nucléaires en Asie-Pacifique », dans :  Pourquoi la dissuasion, sous la direction de Roche Nicolas. Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Hors collection », 2017, p. 261-320.

[2] Bruce McDonald, Charles Ferguson, Understanding the Dragon Shield: Likelihood and Implications of Chinese Strategic Ballistic Missile Defense, Federation of American Scientists, septembre 2015.

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