Pour Béatrice Fihn, directrice de l’ICAN, ONG Prix Nobel de la paix 2017, l’utilisation de l’arme nucléaire sera bientôt jugée inacceptable, sous la pression croissante de l’opinion publique internationale.
LE MONDE | 01.12.2017 à 13h00 • Mis à jour le 01.12.2017 à 15h22 | Propos recueillis par Marc Semo et Christophe Ayad
La militante suédoise Beatrice Fihn, par ailleurs juriste, dirige depuis 2014 la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN), une coalition internationale d’ONG lauréate du Nobel de la paix 2017. Elle sera présente dimanche 10 décembre à Oslo pour la remise de ce prix.
Qu’est-ce qui a changé pour l’ICAN depuis le prix Nobel ?
C’est encore trop tôt pour le dire, mais nous sentons déjà une plus grande attention des médias comme de l’opinion publique pour notre campagne. Nombre d’hommes politiques réticents à s’engager sur le sujet se sentent désormais obligés de réagir et nous contactent. Le prix a été une surprise, même si nous sommes conscients que, depuis deux ans, avec la montée des tensions sans précédent depuis la fin de la guerre froide, notre combat reçoit un écho immense. Dans le monde d’aujourd’hui se dessinent des tendances négatives comme la montée des nationalismes, la xénophobie, la peur envers les migrants… Les gens s’inquiètent et veulent agir. Le combat mené par une ONG comme la nôtre, en s’appuyant sur la mobilisation populaire pour défier les puissances dotées de l’arme nucléaire, porte un message fort. Il rappelle aussi que la démocratie, ce n’est pas seulement voter tous les quatre ans, mais tout ce qui se fait entre-temps.
Où en est le traité sur l’interdiction des armes nucléaires ?
Ce traité, voté le 7 juillet dans le cadre de l’assemblée générale des Nations unies par 122 Etats, vise à interdire la production, la possession, le stockage, le transfert, le déploiement, l’emploi ou la menace d’emploi des armes nucléaires. Cela représente 63 % des États à l’ONU, un chiffre remarquable compte tenu des fortes pressions exercées par les puissances nucléaires sur leurs alliés. Cela fait cinq ou six ans que ce texte était en discussion. Les choses sont allées vite, aussi parce que les États dotés de l’arme nucléaire ont boycotté les négociations. Cela montre leur peu de sérieux dans leur engagement pour mettre un terme aux armes nucléaires tel que le spécifie le traité de non-prolifération (TNP) dont ils sont pourtant signataires.
Le traité pour l’interdiction a ensuite été ouvert à la signature le 20 septembre et signé les jours suivants par plus d’une cinquantaine de pays. Ils sont de plus en plus nombreux depuis l’attribution du prix Nobel. Le traité doit entrer en vigueur quatre-vingt-dix jours après avoir été ratifié par 50 États. Ce processus peut prendre un ou deux ans, comme cela avait été le cas pour d’autres traités similaires, le temps que les États le fassent adopter par leurs Parlements.
Quel effet peut avoir ce traité, dès lors qu’il n’est pas signé par les puissances nucléaires ?
L’impact sera réel. Il suffit de regarder les précédents traités proscrivant les armes de destruction massive, biologiques et chimiques. Les traités interdisant les mines antipersonnel et les sous-munitions sont aussi révélateurs. La Russie, la Chine ou les États-Unis ont refusé de les signer, mais leur comportement a changé et ils ont moins recours à ces armes. Leur utilisation est devenue honteuse, inacceptable au regard de l’opinion. Il en sera bientôt de même pour le nucléaire.
Neuf pays disposent aujourd’hui de la bombe (les cinq puissances nucléaires reconnues comme telles par le TNP : Etats-Unis, Royaume-Uni, France, Russie, Chine, et quatre qui la possèdent de fait : Israël, Inde, Pakistan et désormais la Corée du Nord), mais ils sont beaucoup plus nombreux à être impliqués, soit parce qu’ils hébergent sur leur sol des armes nucléaires – comme une partie des pays de l’OTAN –, soit simplement parce qu’ils profitent du parapluie nucléaire d’une de ces puissances. C’est souvent par résignation et sans débat public. Les armes nucléaires ne sont pas des armes opérationnelles, elles sont avant tout un instrument de prestige et de pouvoir. Cela, les gens le comprennent. La possession de l’arme nucléaire sera de plus en plus jugée comme inacceptable. C’est comme pour l’interdiction de fumer dans les lieux publics : on n’a pas attendu que tous les fumeurs soient d’accord. On a voulu faire pareil avec l’arme nucléaire.
Qu’un régime tel que la Corée du Nord soit en passe de se doter de la bombe ne montre-t-il pas les limites d’un tel exercice ?
Cela peut le limiter pour une partie de l’opinion, tentée de penser qu’il vaut mieux garder ces armes, car nul ne sait comment sera le monde dans vingt ans. Mais on peut aussi renverser le raisonnement : si des pays comme la France, qui a sa propre dissuasion nucléaire, ou la Norvège, membre de l’OTAN, doivent avoir l’arme nucléaire et menacer la vie de milliers de femmes et d’enfants pour se sentir en sécurité, comment jeter la pierre à la Corée du Nord ? Les pays qui ont l’arme nucléaire sont riches et puissants. Il est normal que les pauvres cherchent à les rattraper et à accéder au pouvoir et au prestige.
Quels pays ciblez-vous dans votre campagne ?
Tous, y compris la Russie et la Chine, car ces pays pensent aussi à leur image sur la scène internationale. Les normes et les règles internationales ont des effets partout, même dans des pays qui ne sont pas des démocraties. C’est en Amérique latine que le traité est le plus soutenu. C’est un continent exempt d’armes nucléaires depuis la crise des missiles à Cuba. L’Afrique aussi est mobilisée, ainsi que l’Asie du Sud-Est (Thaïlande, Philippines, Indonésie, etc.).
Au sein de l’OTAN, certains pays sont plus hésitants que d’autres. Pensez-vous réussir à les faire basculer ?
Il y a eu, pendant les négociations à New York, d’intenses pressions des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France sur leurs alliés afin qu’ils ne s’engagent pas dans le traité. Sans cela, un certain nombre de pays de l’OTAN, sous la pression de leur opinion publique, auraient franchi le pas, ou pourraient le faire dans un avenir plus ou moins proche. Beaucoup de gens nous reprochent, avec ce traité, de polariser les choses. En fait, nous les clarifions. Des pays qui, traditionnellement, ont un grand respect de la loi internationale et du droit humanitaire se retrouvent face à leurs contradictions. Cela a été évident pour les Pays-Bas. Nous avons expliqué les enjeux et mobilisé l’opinion publique. Le gouvernement néerlandais ne voulait pas participer aux négociations sur le traité, mais le Parlement a voté pour l’y obliger. Certes, il n’a pas signé le traité, mais cela peut changer.
Une telle mobilisation est-elle possible en France ?
Je me souviens d’une forte mobilisation en 2003 contre la guerre en Irak. Le président français [Jacques Chirac], en refusant clairement cette aventure, était alors devenu un symbole en Europe. Tout ce qui relève du nucléaire est intentionnellement caché à l’opinion publique, et cela est vrai aussi en France : le sujet est souvent présenté comme très complexe et technique, et le débat reste l’apanage de spécialistes.
En France, la bombe atomique est synonyme de sécurité, mais ce n’est pas le cas partout. C’est une question de perception. Prenez les armes à feu ! Toutes les études montrent qu’avoir une arme à la maison vous expose davantage au risque d’être blessé ou tué. Malgré cela, les Américains pensent qu’ils sont plus en sécurité avec une arme. Pour les Suédois, c’est le contraire. On entend souvent dire que si l’Ukraine avait gardé son arsenal nucléaire, la Russie ne l’aurait pas envahie. On peut aussi penser que si elle avait gardé ses bombes atomiques, l’Ukraine n’existerait plus. Les armes de destruction massive ne protègent pas seulement des conflits, elles en causent.
N’y a-t-il pas un risque que ce traité soit seulement déclamatoire, comme le pacte Briand-Kellogg de 1928 qui interdisait la guerre… avec le succès que l’on sait ?
Le traité a un impact réel, que ce soit auprès des puissances nucléaires ou non. Il peut conduire à des campagnes massives de désinvestissement. On y est arrivé pour les bombes à fragmentation et les mines antipersonnel. L’année dernière, la compagnie américaine Textron, le dernier producteur américain de munitions à fragmentation, a dû cesser sa production, alors que les États-Unis n’ont pas signé le traité d’interdiction et n’ont pas participé aux négociations. La raison était liée à l’image de l’entreprise et aux campagnes de désinvestissement.
Le traité implique aussi une aide aux victimes de tests nucléaires. Les 2 000 essais menés à ce jour ont causé beaucoup de dommages humains et environnementaux. Le traité prévoit une coopération internationale pour nettoyer les sites irradiés, soigner les cancers et les maladies dans les communautés touchées. Tout cela est très concret.
Le fait qu’on parle désormais de miniaturisation et d’usage tactique de l’arme nucléaire n’est pas bon signe…
Quand la guerre froide a cessé, que la détente s’est installée entre les États-Unis et la Russie, on a un peu oublié les armes nucléaires. Depuis les tensions accrues entre l’OTAN et la Russie, en 2014, c’est redevenu un problème brûlant. Le mouvement de modernisation de l’arme nucléaire, les nouveaux usages auxquels les stratèges réfléchissent, tout cela est très négatif. Les investissements colossaux programmés pour maintenir les arsenaux nucléaires à niveau sont ridicules. Les États-Unis pourraient se retirer du traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICEN,ouvert à la signature en 1996) et du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (INF,1988), ou le violer en construisant des armes nucléaires miniaturisées. Tout cela affaiblit l’idée selon laquelle les armes nucléaires sont des armes que l’on ne peut pas utiliser. C’est très dangereux. C’est pour cela qu’il faut travailler à renforcer les normes.
Quand Barack Obama fait son discours de Prague, en avril 2009, sur un monde sans armes nucléaires, est-ce déjà trop tard ?
C’était un moment prometteur. Je comprends très bien pourquoi le comité Nobel a décerné son prix à Obama : après huit années de [George W.] Bush, un nouveau départ était possible. Mais nous avons été déçus. Même lui n’a pas pu surmonter les intérêts en jeu. Pour que les politiques bougent, il faut que l’immobilisme devienne inconfortable. C’est l’erreur que l’on a faite avec Obama : il avait du soutien, mais nous n’avons exercé aucune pression sur lui.
Nous avons lancé notre campagne, non pas en tant que mouvement pour la paix, mais parce que notre mission est humanitaire : elle consiste à minimiser l’impact des conflits sur les civils. Nous travaillons avec la Croix-Rouge qui est claire sur ce point : en cas de conflit nucléaire, elle ne pourra être d’aucune aide. Le problème n’est pas Obama ou Trump ou un autre ; le problème c’est que les conséquences de l’usage de ces armes ne sont pas gérables.