Allons nous détruire Sodome?

Réflexions sur la dissuasion

par le Contre amiral (2°S)  François Jourdier *

Alors l’Eternel fit tomber sur Sodome et sur Gomorrhe une pluie de soufre enflammé par un feu qui venait du ciel, de l’Eternel. Il fit venir une catastrophe sur ces villes ainsi que sur toute la région. Toute la population de ces villes périt ainsi que la végétation (genèse 19.24-25)

Le Président de la République ayant décidé la « sanctuarisation de la Dissuasion » le Livre Blanc n’a touché à rien, a tout gardé. En fait de sanctuarisation il s’agit de sacralisation, une nouvelle religion dont on ne discute pas les doctrines, ni les rites. On a édifié au Moloch des idoles de fer, de tonnerre et de feu de plus en plus performantes capables de raser un pays et de sacrifier des millions de victimes.
 
A l’origine de la dissuasion, il y eut le général de Gaulle qui voulut assurer la défense indépendante de la France contre une menace identifiée : l’invasion soviétique. On a commencé avec de faibles moyens, les Mirage IV qui pouvaient chacun délivrer une bombe, les quelques missiles enterrés du plateau d’Albion, puis le Redoutable et les autres SNLE porteurs de missiles équipés d’une seule tête nucléaire, c’était la dissuasion du faible au fort : « Dans dix ans, nous aurons de quoi tuer 80 millions de Russes. Eh bien je crois qu’on n’attaque pas volontiers des gens qui ont de quoi tuer 80 millions de Russes, même si on a soi-même de quoi tuer 800 millions de Français, à supposer qu’il y eût 800 millions de Français. »déclarait le général. La menace était identifiée, la doctrine exprimée et cohérente.
 
Depuis l’URSS a disparu et avec elle la menace initiale, qu’a-t-on fait ? On a continué et on continue comme si rien ne s’était passé. On s’est bien interdit, contrairement d’ailleurs aux Américains, de procéder à de nouveaux essais nucléaires, mais c’était dans l’espoir d’arrêter la prolifération nucléaire et on s’est lancé dans un couteux programme de simulation avec le Laser Mégajoule et d’énormes moyens de calcul dans l’idée de développer de nouvelles têtes nucléaires. On a démantelé les missiles du plateau d’Albion devenus obsolètes, on a renoncé aux lanceurs tactiques, Pluton puis Hades qui ne rentraient pas dans le cadre de la dissuasion.
Il est vrai qu’on a ramené les SNLE de 6 à 4, chacun pouvant être équipés de 16 missiles M51 ou M45 armés de 6 ogives nucléaires de 150kT. Nous maintenons à la mer en permanence un SNLE capable de lancer ses missiles immédiatement s’il en reçoit l’ordre. Le dispositif est complété par la composante aéroportée, deux escadrons de Rafale et de Mirage 2000, équipés d’un ASMPA portant une tête nucléaire de 300kT d’une portée de 500km.
Tout cela est connu mais de cette menace effroyable, on ne parle jamais, c’est devenu un article de foi, un tabou, jamais justifié ou même évoqué. La France dispose de 300 têtes nucléaires de 150 à 300 kT, chacune 5 à 10 fois Hiroshima. Dans quel but ?
 
Non emploi ? Vraiment ?
Pour faire admettre l’horreur de cet armement, on le qualifie souvent de « non emploi ». C’est absurde, les armes de dissuasion n’ont d’intérêt que si elles constituent une menace crédible, c’est à dire s’il est probable que le Président donne l’ordre de tir au cas ou des intérêts vitaux de la France seraient attaqués ou menacés.
Il faut donc admettre l’hypothèse que la France utilise une part plus ou moins grande de ses armes. Cela peut aller d’une seule arme aéroportée ou lancée par un sous marin, à la totalité des armes à bord d’un ou de deux sous marin à la mer et celles aérotransportées, soit quelque 200 têtes nucléaires. Sachant que chacune est au moins cinq fois plus puissante que celle lancée sur Hiroshima, il faut se rendre compte qu’il y a là de quoi raser n’importe quel pays au monde.
Nous sommes partis de la dissuasion du faible au fort contre l’URSS, même si nous avons moins d’armes que les Etats Unis ou la Russie, ce n’est plus le cas : nous avons aussi le gros bâton. Cela change le caractère moral de la dissuasion, à ce niveau il devient difficile de parler de légitime défense.
Quand De Gaulle a décidé de constituer des forces de dissuasion, il est sorti de l’OTAN pour que la France soit maîtresse de son destin et de sa défense. Depuis nous avons regagné la niche otanienne, quelle signification a notre dissuasion dans le cadre de l’organisation militaire entièrement aux mains des Américains ?
 
Quelles menaces ?
D’une menace réelle, bien définie et évidente, nous sommes passés à des menaces fantasmées sur lesquelles la dissuasion a peu de prise.
Difficile d’imaginer des hordes asiatiques déferlant tel les Huns sur l’Europe occidentale, ce genre de guerre n’existe plus. Sommes-nous menacés d’une attaque nucléaire d’un des pays s’étant dotés de telles armes. La Chine et l’Inde, ça semble peu  probable et pourquoi s’en prendraient-t-elles à la France ? Restent la Corée du Nord et le Pakistan, régimes effectivement imprévisibles mais par là peu sensibles à la dissuasion. Dans la défense de nos intérêts vitaux on pense plus à nos approvisionnements en matières premières et au commerce international ; le blocage du détroit d’Ormuz ou l’extension de la piraterie où, à l’évidence, nous ne serions pas seuls visés impliquent d’autres ripostes que nucléaires. Restent d’autres formes d’attaque : cyber-attaques, guerre de l’espace… la dissuasion semble bien peu adaptée.
 
La principale menace actuelle est le terrorisme mondialisé, généralement d’origine religieuse pour ne pas dire islamique. Celui qu’on a combattu en Afghanistan et qui a migré au Pakistan, au Mali et qui est maintenant en Libye. Mais ce risque n’est pas accessible à la dissuasion : on a affaire à des martyrs potentiels aspirant au paradis d’Allah et à ses houris.
Il est vrai que notre ralliement à l’OTAN nous entrainant dans des guerres où les intérêts sont américains, augmente finalement les risques de conflit. Jusqu’à présent nous avions dit que nous n’userions pas les premiers d’armes nucléaires, une réponse nucléaire pour une autre forme d’agression peut elle être qualifiée de légitime défense ? Bien sûr le monde est instable et des menaces peuvent apparaître, mais faut-il pour autant continuer à développer les forces de dissuasion comme si la guerre froide n’était pas finie ?
 
Une dissuasion « a minima »
On dira que la possession d’armes de dissuasion nous donne une stature politique, que les quatre autres membres permanents du conseil de sécurité en sont dotés, c’est vrai.

Il est vrai aussi qu’on ne connaît pas l’avenir et les menaces que nous réserve le futur. Dans ces conditions n’abandonnons pas la dissuasion mais maintenons la sans chercher à la développer. On ne dissuadera pas mieux avec des missiles M51 devant remplacer les M45 sur tous les sous marins. Abandonnons la refonte de ceux qui n’on pas encore été transformés. Faut-il remplacer les têtes nucléaires TN75 essayées à Mururoa par des TNO supposées plus « robustes » mais qui ne seront jamais essayées. Les M45 et les TN75 peuvent rester en service jusqu’à la fin de vie des SNLE moyennant des refontes périodiques.
 
Faut-il garder le composante aéroportée, alors que la probabilité pour que l’avion porteur arrive à destination, étant donné tout le dispositif nécessaire à mettre en place pour assurer son transit, est très faible et qu’évoquer la possibilité de frappe de précision avec une charge de 300 kT n’a aucun sens.

Ne peut-on alléger les procédures et les moyens nécessaires à la sécurité des SNLE sachant qu’il n’y a qu’un mouvement par mois au départ de Brest ? Faut-il maintenir en permanence un SNLE en patrouille en dehors des périodes de crise ? Voilà des questions sur lesquelles il faudrait réfléchir raisonnablement sans a priori et sans tabou. Les économies faites sur la dissuasion permettraient de financer des besoins réels en matière de défense.
 
Le statut de Rome
En 2000 la France a ratifié le statut de Rome qui crée la Cour Pénale Internationale ayant pour mission de juger les personnes ayant commis ou ordonné des crimes de génocide, de guerre ou contre l’humanité. Il s’agit non des états mais des exécutants auxquels il est même interdit d’exécuter un tel ordre. Quand on sait que le massacre de Srebrenica en Bosnie, ayant entrainé la mort de 6 à 8 000 personnes a été qualifié de génocide, on voit comment serait qualifié le lancement des 16 missiles d’un SNLE ou même celui d’une seule arme nucléaire.
 
En ratifiant le statut de Rome la France s’interdit la mise en œuvre de ses armes de dissuasion et ce ne sont pas les « déclarations interprétatives » tentant à faire croire que les armes nucléaires ne sont pas concernées qui changeront quelque chose à ce fait. En ratifiant ce statut la France s’est lié les mains et condamne l’usage des armes nucléaires. Remarquons que les autres puissances nucléaires, hormis la Grande Bretagne n’ont pas ratifié le statut de Rome. En fait la France s’engage à laisser juger par la CPI un commandant de SNLE ou un pilote de Rafale ayant exécuté l’ordre de lancement reçu du Président de la République. Tout ça relève d’une totale incohérence et d’un manque absolu de réflexion.
 
Schizophrénie
La France a, pour ce qui est de la dissuasion un comportement quelque peu schizophrénique. D’une part elle souscrit à toutes les initiatives visant à limiter ou réduire les armes nucléaires à travers le monde : traité de non-prolifération nucléaire, interdiction des essais nucléaires et finalement statut de Rome. D’autre part elle continue à développer et perfectionner les armes qu’elle détient alors que la menace bien réelle à l’origine de nos forces de dissuasion a disparu et que l’on ne perçoit pas l’apparition d’une autre menace les justifiant dans un avenir concevable.
Le Président de la République ayant décidé la sanctuarisation de la dissuasion, personne n’en aborde les modalités, le sujet est devenu tabou. Il n’est même jamais évoqué au point que le peuple français n’envisage même pas la mise en œuvre et l’horreur que cela représenterait. La dissuasion est devenue un mythe abstrait ne correspondant nullement à la réalité.
 
Remarquons que le sujet n’est jamais abordé pendant les campagnes présidentielles et que les crédits pour la dissuasion s’élevant actuellement à quelques 3,5 milliards d’euros par an – mais qui augmenteront inexorablement – ne sont jamais discutés au moment du vote du budget par l’assemblée nationale.

Il faut absolument remettre à plat l’ensemble des programmes liés à la dissuasion pour rechercher, sans remettre en cause le principe même de la dissuasion, comment en réduire les coûts, aussi bien en ce qui concerne les lanceurs que les armes et la nécessité de la simulation pour développer de nouvelles têtes nucléaires dont la nécessité en dehors de la satisfaction des concepteurs n’est pas évidente. A budget égal, des économies sur la dissuasion permettraient d’accélérer des programmes classiques actuellement étalés ou retardés, alors que les moyens concernés sont indispensables à nos besoins actuels en matière de défense. La France se retranche actuellement derrière une Ligne Maginot conceptuelle. On sait où cela nous conduit.

Article paru dans La baille, journal des anciens de l’Ecole Navale – juillet 2014

* François Jourdier

Ecole navale (1949)

Directeur du Centre d’Essais de la Méditerranée (1981-1986)

Inspection des Armements nucléaires (1978-1980)

Commandant du Bâtiment Atelier Jules Verne (1975-1976)

Etat-major des Forces Françaises du Sud de l’Océan Indien à Madagascar puis à la Réunion (1972-1974)

Commandement du bâtiment de débarquement de chars (BDC) Bidassoa (1968-1969)

Ecole des Applications militaires de l’énergie atomique (1963-1968)

Guerre d’Indochine dans les forces fluviales du Sud VietNam (1952-1954)

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