Le risque du déclenchement accidentel d’une guerre nucléaire est aujourd’hui très élevé

Dissuasion nucléaire : le dilemme de la fausse alerte 

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Pourquoi la plupart de nos contemporains ne prennent-ils pas la possibilité d’une guerre nucléaire au sérieux, alors que partout des voix autorisées nous disent qu’elle est plus probable que jamais ? Tandis que j’écrivais mon livre sur le sujet[1], des collègues, des connaissances, des amis me disaient : « Mais qui pourrait vouloir une telle folie ? Les conséquences en seraient si horribles que personne ne peut décider cela ! » De fait, Ni Kim ni Trump ne veulent la guerre vers laquelle peut-être ils entraînent le monde tels des somnambules, pas plus que ne la voulaient Kennedy et Khrouchtchev pendant la crise des missiles de Cuba. Le tragique, c’est que cela n’a aucune importance. Par ce pseudo-raisonnement, on oublie que la plupart des grands événements, tant glorieux que dramatiques, qui se sont produits dans l’histoire humaine n’ont été voulus par personne. On oublie qu’ils se produisent accidentellement.

Le risque du déclenchement accidentel d’une guerre nucléaire est aujourd’hui très élevé[2]. De multiples raisons concourent à ce fait, qui tiennent aux tensions internationales, aux technologies et aux politiques nucléaires proprement dites. Je me limite ici à la pratique de la dissuasion[3].

La doctrine pure de la dissuasion, connue sous le nom de son échec, MAD (pour Mutually Assured Destruction, c’est-à-dire destruction mutuelle assurée), suppose une situation dans laquelle deux puissances nucléaires se font face et se présentent à la fois comme vulnérables et invulnérables. Vulnérables, puisqu’elles peuvent mourir de l’agression de l’autre ; invulnérables, car elles ne mourront pas avant d’avoir fait mourir leur agresseur – ce qu’elles pourront faire grâce à une capacité de seconde frappe, quelle que soit la puissance de l’attaque qui les a mises à terre. La dissuasion est comme une guerre avec des mots : les puissances menacent mutuellement leur ennemie de représailles incommensurables si elle attaque ou simplement dépasse une ligne que l’on a ou non fixée publiquement.

Sur le papier, la doctrine prévoit que si l’ennemi attaque en premier, on « essuie » la frappe atomique au sens où on essuie une bourrasque ou une avanie[4]. Si l’on a survécu, c’est alors qu’on décide de lancer ou non les représailles promises en usant de sa capacité de seconde frappe. L’énorme avantage est que l’on s’assure ainsi que l’attaque est bien réelle et que les alertes qui l’annonçaient étaient justes. Le non moins énorme inconvénient, outre que l’on ne dispose que de quatre ou cinq minutes pour réagir, est que l’on risque de perdre ainsi l’essentiel de sa capacité de seconde frappe. Le choix des stratèges américains a été de pratiquer la méthode dite de « lancement sur alerte  » (Launch On Warning, soit LOW). Si un système défensif détecte le lancement de missiles nucléaires ennemis, il déclenche immédiatement ses propres missiles nucléaires sans attendre que les premiers atteignent leurs cibles. Le problème est que les systèmes d’alerte sont connus pour fonctionner de manière très approximative, avec un taux de faux positifs élevé. La plupart des présidents américains et de leurs conseillers civils ont rarement compris que le système de contrôle et de commande dont ils étaient en théorie les maîtres était conçu de telle sorte que la décision de riposter leur échappait. En effet, aux Etat- Unis, la riposte est programmée pour entrer en action dès que l’alerte est donnée[5].

Cette doctrine a le mérite de minimiser le temps de réaction et même de le rendre négatif, puisqu’on lance la riposte avant même d’être certain que l’attaque aura lieu[6], mais au prix d’augmenter considérablement le risque de déclencher la guerre nucléaire par erreur. Car les fausses alertes sont nombreuses. La dernière en date a eu lieu sur l’archipel hawaïen le 13 janvier 2018. Ce jour-là habitants et touristes ont été saisis d’épouvante pendant trente-huit très longues minutes. Ils étaient persuadés qu’ils allaient mourir, eux et leurs proches, et ils se sentaient horriblement pris au piège. A 8 heures 10 du matin, tous ceux qui avaient un téléphone portable et l’accès à l’Internet reçurent une alerte qui disait : « « Un missile balistique est en train de se diriger sur Hawaï. Mettez-vous immédiatement à l’abri. Ceci n’est pas un exercice aérien. » En fait, il s’agissait d’une fausse alerte, un fonctionnaire civil ayant pris les images d’un exercice aérien qu’il avait sur son ordinateur pour une véritable attaque. Il eût suffi que l’alerte provînt du commandement militaire pour que le Président américain eût environ cinq à dix minutes pour décider de lancer une batterie de missiles balistiques intercontinentaux. Si l’alerte était fausse il aurait ainsi déclenché par erreur la troisième guerre mondiale, celle qui, comme disait Einstein, serait suivie de l’âge de pierre et des frondes.

L’ancien secrétaire à la Défense du président Clinton, William Perry, a tiré une leçon radicale de l’incident hawaïen. Dorénavant, dit-il, l’ère nucléaire nous impose de traiter toutes les menaces et toutes les alertes, quel que soit leur caractère excessif, quelles que soient leur fausseté ou leur exactitude, comme si elles étaient vraies[7]. Quelle différence existe-t-il entre des missiles qui tombent vraiment sur la Californie et une fausse alerte qui dit que des missiles s’approchent de la Californie, puisque cette fausse alerte va déclencher, sous la forme d’une riposte exactement identique à ce à quoi elle croit faussement riposter, un processus qui, comme dans le cas d’une alerte « vraie », va conduire à ce que Clausewitz appelait la montée aux extrêmes, c’est-à-dire l’annihilation mutuelle ? On ne s’étonne pas que William Perry recommande vivement d’abandonner le « lancement sur alerte » !

Jean-Pierre Dupuy

Philosophe, professeur à l’Université Stanford, Membre du Comité de parrainage d’IDN

 

 

[1] La guerre qui ne peut pas avoir lieu. Essai de métaphysique nucléaire, Desclée de Brouwer, 2019.

[2] Voir Bruce Blair, The Logic of Accidental Nuclear War, Washington, DC, Brookings, 1993.

[3] Et à la possibilité d’une guerre entre les États-Unis et la Russie.

[4] Le terme militaire américain est « ride out ».

[5] On peut consulter le dernier livre de Daniel Ellsberg, The Doomsday Machine, Confessions of a Nuclear Planner, New York, Bloomsbury, 2017, ainsi que le blog de Bruce Blair, “Keeping Presidents in the Nuclear Dark (Episode 2:  The SIOP Option that Wasn’t)”, The Defense Monitor, XXXIII, 2, mars-avril 2004.

[6] C’est pourquoi on parle de preempive launch on warning (= lancement sur alerte préemptif).

[7] William Perry, « The Terrifying Lessons of Hawaii’s Botched Missile Alert », Politico, 15 janvier 2018.

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