Missiles hypersoniques et dissuasion nucléaire : un jeu de poker dangereux

Les États-Unis font mine de s’inquiéter du futur déploiement par la Russie et la Chine de missiles hypersoniques capables de neutraliser toute défense antimissiles alors même qu’ils investissent eux aussi dans cette technologie. La confiance dans la dissuasion nucléaire pour empêcher une première frappe était déjà passablement affaiblie par le recours à la défense antimissile. L’escalade résultant de la course actuelle au contournement de cette défense est un pari dangereux qui ne peut qu’encourager l’offensive et conduire au cataclysme mondial.

Le concept de dissuasion nucléaire tel qu’il avait été forgé au cours de la guerre froide reposait sur l’équilibre de la terreur et la destruction mutuelle assurée (MAD, ou « fou » en anglais) : la capacité de riposte en cas d’attaque (première frappe) devait être tellement dévastatrice qu’aucun agresseur rationnel n’était censé prendre le risque d’être anéanti et donc devait être logiquement être dissuadé d’attaquer. Mais toute l’histoire de la guerre froide et de la période actuelle est aussi celle de la course effrénée entre armes offensives et défensives.

Dans les années 1960, tant les Etats-Unis que l’Union soviétique ont développé et déployé des missiles défensifs capables d’intercepter les missiles intercontinentaux offensifs de leur adversaire. Conséquence : afin de contrecarrer ces défenses, les missiles offensifs furent équipés dès les années 1970 d’ogives nucléaires multiples (MIRV) et de contre-mesures, rendant inabordable ou inefficace tout système défensif. Jusqu’au jour où les deux superpuissances décidèrent de négocier parallèlement la limitation de leurs arsenaux stratégiques offensifs (Traité SALT de 1972) et de leurs systèmes antimissiles (Traité ABM de 1972). Introduire une défense antimissile contre une frappe nucléaire revenait à reconnaître la faiblesse intrinsèque de la dissuasion, puisque, dans ce scénario, elle n’aurait pas empêché une première frappe. Tout au plus les systèmes défensifs prévoyaient-ils de limiter les destructions d’une première frappe et de préserver des capacités de riposte.

Mais la course n’en a pas été stoppée pour autant : le président Reagan, sceptique à l’égard du concept de dissuasion, a lancé au début des années 1980 sa fameuse « Guerre des étoiles » ou Initiative de Défense stratégique (IDS), qui visait à rendre les armes nucléaires obsolètes en assurant une protection totale du territoire américain contre une attaque soviétique. Exagérément ambitieux et irréalisable, ce projet a été abandonné au profit de programmes de défense antimissiles plus limités, notamment, du point de vue américain, pour se protéger non plus contre des missiles intercontinentaux mais contre des missiles tirés par des « Etats voyous » tels que l’Iran ou la Corée du Nord. Argument utilisé par le président Bush (fils) pour retirer en 2002 les Etats-Unis du Traité ABM. La réponse russe ne s’est pas fait attendre : Moscou a alors dénoncé le Traité START II qui avait inclus l’interdiction des MIRV, relançant ainsi la course des armes offensives contre les armes défensives.

Le système de défense antimissile a été perçu par la Russie comme menaçant

Le déploiement d’un système de défense antimissile en Europe (EPAA), lancé par le président Obama en 2009, n’a pu empêcher, malgré les démentis réguliers de Washington et de l’OTAN, d’être perçu par la Russie comme une menace à ce qu’un doux euphémisme qualifie de « stabilité stratégique » : sa capacité de riposte en cas d’attaque de la part des Etats-Unis ou de l’OTAN. Il n’est donc pas étonnant que le président Poutine ait réagi en annonçant à grand renfort de publicité le 1er mars 2018 le lancement de nouveaux programmes offensifs, parmi lesquels le missile intercontinental de croisière Sarmat à portée « illimitée », équipé non seulement de MIRV et de contre-mesures mais pouvant aussi lancer à son tour des véhicules hypersoniques (« Boost-glide vehicles ») du nom de Vangard capables de déjouer toute défense antimissile. Comme clairement proclamé par Poutine, cet investissement massif répondait au retrait américain du Traité ABM, mais aussi au projet du Pentagone de déployer un missile de précision à longue distance conventionnel (« Prompt Global Strike »), perçu par Moscou comme une menace contre ses sites de missiles nucléaires

Les Etats-Unis, en réaction, ont qualifié ces annonces d’« irresponsables » en soulignant que l’ambition de la défense antimissile américaine était limitée à une protection contre l’Iran et la Corée du Nord. Ils n’en poursuivent pas moins, de leur côté, un programme de développement de missiles hypersoniques (Mach 5) destiné à répondre non seulement aux projets russes, mais à ceux de la Chine, considérés comme très avancés. Tout comme l’Inde, la France n’est pas en reste puisqu’elle développe le missile hypervéloce aéroporté ASN4G (air-sol nucléaire de 4ème génération) destiné à succéder au missile ASMP-A. Principal reproche adressé à ces choix technologiques : les missiles en question sont susceptibles de servir de vecteurs à des armes tant conventionnelles que nucléaires et risquent donc de provoquer une riposte nucléaire à une frappe conventionnelle.

Ni les armes offensives ni les armes défensives ne sont capables d’éviter une guerre nucléaire

C’est précisément pour contourner la défense antimissile « classique » que la Russie et la Chine ont investi dans les missiles hypersoniques, censés déjouer toute neutralisation et renforçant ainsi l’intérêt d’une frappe en premier. Sauf que, pour anéantir toute capacité de riposte de l’adversaire, il faudrait pouvoir détruire non seulement tous ses sites terrestres (y compris de commandement et contrôle) mais aussi ses capacités sous-marines, ce qui reste toujours impossible. En résumé, ni les armes offensives ni les armes défensives ne sont capables d’éviter une guerre nucléaire.

Même si les investissements russes et chinois dans les missiles hypersoniques sont énormes, à ce stade, ils semblent plutôt destinés à envoyer un message aux Etats-Unis : abandonnez votre défense antimissile pour permettre à notre dissuasion (« seconde frappe ») de fonctionner ou nous menaçons votre propre dissuasion par nos capacités de première frappe. Un jeu de poker dangereux qui ne peut que conduire à l’escalade.

Au-delà de toute considération sur l’absurdité et l’inefficacité de la dissuasion nucléaire, il est donc grand temps, puisque la mise au point et le déploiement de ces systèmes exigent une longue durée, de briser ce cercle vicieux et de lancer la course au désarmement. La meilleure assurance que les armes nucléaires ne seront jamais utilisées reste sans conteste leur élimination. Mais on sait que celle-ci n’est pas pour demain. En attendant, pour empêcher le déclenchement ‒ fût-il accidentel ou involontaire ‒ du cataclysme nucléaire, il est crucial de revenir aux mécanismes qui ont permis l’équilibre et la stabilité : limiter les systèmes antimissiles, interdire les têtes nucléaires multiples (MIRV), renforcer la transparence des activités balistiques et spatiales. Pour enfin prévenir une redoutable dérive, pourquoi ne pas négocier l’interdiction du déploiement d’ogives nucléaires sur des vecteurs hypersoniques, afin de confiner cette technologie au domaine de la défense conventionnelle ?

Marc Finaud

Ancien diplomate français, Conseiller principal du Centre de Politique de Sécurité de Genève (GCSP), et membre du Bureau d’Initiatives pour le Désarmement nucléaire (IDN). L’auteur s’exprime à titre personnel.

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