La France et l’ultime avertissement : une dangereuse dérive

Crédits photo : Yann Caradec.

Le 31 mars 2020, en plein confinement dû à la pandémie de COVID-19, les Forces aériennes stratégiques françaises ont procédé à un exercice de raid aérien nucléaire simulant le lancement d’un missile ASMP-A, normalement équipé d’une ogive TNA de 300 kt qui possède une puissance de destruction comparable à 20 fois celle de la bombe larguée sur Hiroshima (soit la capacité d’exterminer en un instant deux millions de victimes). L’arsenal français comprend 54 de ces missiles.

Comme l’a expliqué Jean-Marie Collin, porte-parole d’ICAN, il s’agissait, au cas où un adversaire potentiel aurait pu en douter, de confirmer le caractère opérationnel de la force de frappe française en cette période de crise.

Le concept français de l’ultime avertissement

Le missile ASMP-A est en effet l’arme principale qui serait utilisée dans le cadre de ce que la doctrine française nomme « ultime avertissement ». Ce concept, articulé par le Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing, Raymond Barre, en 1977, est resté depuis lors immuable alors que le monde et bien des aspects de la défense française ont évolué en quatre décennies. Le chef du gouvernement définissait alors ainsi ce qu’il nommait « l’atome tactique » :

« […] en ôtant a priori à l’adversaire tout espoir de contrôler étroitement le niveau de violence d’une bataille classique, au cours de laquelle il pourrait presque impunément liquider progressivement nos forces conventionnelles, et en lui interdisant donc de déclencher une telle bataille, l’atome tactique renforce considérablement, par sa seule existence, notre efficacité dissuasive à tous les niveaux. De plus, si, par extraordinaire, l’adversaire passant outre à toutes ces menaces, décidait de nous attaquer, l’atome tactique lui donnerait très vite le dernier et solennel avertissement qui conviendrait, avant l’apocalypse. »

Cette présentation illustre bien toute l’absurdité de la doctrine française : elle vise à dissuader une attaque conventionnelle en menaçant l’agresseur potentiel du recours à l’arme nucléaire (fût-elle tactique ou « pré-stratégique ») tout en espérant que celui-ci ne ripostera pas par du nucléaire au nucléaire (« l’apocalypse »). Au minimum un pari risqué, au pire le déclenchement assuré de l’escalade cataclysmique.

Faut-il le rappeler, cette tentative d’éviter le « tout-ou-rien » ou le choix entre la défaite et le suicide, s’inspirait de l’évolution de la doctrine américaine des « représailles massives » vers la « riposte graduée » après la crise des missiles de Cuba sous l’impulsion de Robert McNamara, Secrétaire à la Défense de John Kennedy. Dans un scénario d’attaque soviétique massive en Europe, après avoir résisté de manière conventionnelle, les forces de l’OTAN étaient censées éviter d’être vaincues par le recours aux armes nucléaires tactiques contre des objectifs militaires du camp adverse. Après la fin de la guerre froide, McNamara plaidera en faveur de l’élimination de ces armes qui auraient multiplié les Tchernobyl sur le sol européen.

Une frappe limitée contre des objectifs militaires

Mais si en 1977, l’Union soviétique et le Pacte de Varsovie possédaient bien la supériorité conventionnelle, celle-ci a désormais été acquise par l’OTAN. La France, affirmant son autonomie par rapport aux Etats-Unis, avait quitté l’organisation militaire intégrée de l’OTAN, qu’elle rejoindra pourtant en 2009. Comme les Etats-Unis et l’URSS, la France faisait reposer sa dissuasion nucléaire sur la « triade » (missiles terrestres, armes aéroportées, et sous-marins lanceurs d’engins) dont elle a supprimé la composante terrestre en 1998. Elle maintenait une stratégie « anti-cités » considérée par Raymond Barre comme la « seule vraiment dissuasive » ; or à partir du Livre Blanc sur la Défense de 1994, cette notion disparaît du discours officiel au profit de celle, plus floue, de « dommages inacceptables » ou de « frappe insupportable » sur les « centres névralgiques ». La thèse du « dernier avertissement », elle, demeure conforme à la définition donnée en 1977 et confirmée en 1994, une frappe (nucléaire) limitée contre des objectifs militaires.

Dans cet esprit de continuité malgré un contexte radicalement différent, on retrouve une formulation du concept d’« ultime avertissement » dans le discours du président Macron du 7 février 2020 :

« Nos forces nucléaires ont été configurées (…) avec la flexibilité et la réactivité nécessaires. En cas de méprise sur la détermination de la France à préserver ses intérêts vitaux, un avertissement nucléaire, unique et non renouvelable, pourrait être délivré à un agresseur étatique pour signifier clairement que le conflit vient de changer de nature et rétablir la dissuasion. »

Un aveu d’échec de la dissuasion

L’aveu est encore plus clair : monter de l’échelon du conventionnel à celui du nucléaire, fût-ce de façon « unique et non renouvelable », signifie bien que la dissuasion nucléaire a échoué à décourager une attaque contre les intérêts vitaux de la France puisqu’il faut la « rétablir ». Il devient donc inévitable que la France s’engage dans une escalade soit génocidaire si l’arme nucléaire est utilisée contre un pays non nucléaire, soit suicidaire dans le cas d’un emploi contre une autre puissance nucléaire, laquelle ne pourra que riposter par du nucléaire. Il n’y a donc guère de différence avec ce qu’affirmait le président Valéry Giscard d’Estaing en 1976 :

« […] cet armement, que les armes soient lancées par des engins ou des avions, est certes nucléaire, et à ce titre placé sous le contrôle du Président de la République, mais ce n’est pas seulement un instrument de dissuasion, c’est aussi un instrument de bataille. »

Cette approche confirmait la pensée d’un des concepteurs de la doctrine nucléaire française, le colonel Lucien Poirier, qui écrivait en 1972 :

« […] dans les mains du chef de l’État, seul habilité à décider le moment et les modalités de son emploi, [l’armement nucléaire tactique] permettrait, par un tir de semonce effectué sur les seules forces assaillantes, de matérialiser d’une manière non équivoque le moment où nous estimerions que l’agression ennemie va franchir le seuil d’agressivité critique au-delà duquel nous estimerions que notre survie serait irrémédiablement compromise, ce qui appellerait notre riposte. » 

C’est bien cette idée de « coup de semonce » qui a donné naissance au concept d’« ultime avertissement », et qui démontre, si besoin était, qu’il s’inscrit dans une logique d’escalade et donc d’aveu d’échec de la dissuasion.

La contradiction des armes nucléaires tactiques

Autre contradiction, tout en continuant d’intégrer dans sa doctrine l’emploi éventuel d’armes nucléaires comme premier échelon de l’escalade, la France refuse désormais officiellement de les considérer comme tactiques par rapport aux armes stratégiques. Ce refus est affirmé dans le Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité nationale de 2008 : « Les armes dont sont dotées les deux composantes [sous-marine et aéroportée] présentent toutes un caractère stratégique. Elles ne sont en rien des armes de champ de bataille relevant d’une manœuvre militaire de théâtre. » Comme l’a répété le Directeur des Affaires stratégiques, de sécurité et du Désarmement du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères devant la Commission de la Défense nationale et des Forces armées de l’Assemblée nationale le 20 mars 2019,

« […] la France a décidé au milieu des années 1990 de supprimer l’une des composantes de sa dissuasion, à savoir la composante sol-sol, mais beaucoup d’autres mesures ont été prises dans ce domaine. Nous avons ainsi supprimé la totalité de nos arsenaux non stratégiques, en l’occurrence, les armes délivrées par les forces aériennes tactiques (FATAC) et, pour ce qui est de la partie terrestre, par les missiles Pluton et Hadès, ce qui fait que désormais toutes nos armes nucléaires sont stratégiques. » 

Il est vrai que, avec la fin de la guerre froide, le président Mitterrand renonça en 1991 à déployer les bombes nucléaires tactiques AN52 aéroportées sur Jaguar et le missile sol-sol Pluton, et fut suivi par le président Chirac, qui abandonna le missile sol-sol Hadès en 1997, puis par le président Sarkozy, qui dissout l’escadron de Mirage basé à Luxeuil en 2010. La motivation de ces décisions était multiple : fin de la menace d’invasion soviétique massive, progrès des accords américano-russes de réduction des armements, inquiétude de l’Allemagne compte tenu de la portée des missiles, vulnérabilité des missiles de l’Armée de Terre, raisons budgétaires, etc.

Toutefois, même si l’« ultime avertissement » est désormais présenté comme s’inscrivant dans la dimension stratégique de la dissuasion nucléaire censée exclure l’emploi de l’arme nucléaire sur le champ de bataille, il s’appuie sur des armes répondant à la définition d’armes tactiques : de portée courte  à moyenne (500 km), il ne saurait se distinguer du recours aux armes tactiques prévu par les scénarios de l’OTAN.

Abandonner la doctrine de l’ultime avertissement ?

Les Etats-Unis et la Russie ont commencé à éliminer, à partir de 1991, la plupart de leurs armes nucléaires tactiques dans le souci d’abaisser le risque de leur emploi en cas de conflit. Toutefois, non seulement ils en conservent un nombre encore inquiétant (environ 230 pour les Etats-Unis dont 150 bombes à gravitation B61 réparties dans cinq pays européens, et 1 870 pour la Russie), mais les Etats-Unis viennent de réintroduire dans leur arsenal un missile de croisière lancé de sous-marin équipé d’ogives à « faible puissance » (environ 5 kt, soit un tiers de la puissance de la bombe d’Hiroshima), plus facilement « utilisable ».

Cette évolution préoccupe non seulement les opposants à la dissuasion nucléaire, mais aussi des officiers généraux français du Cercle de réflexion Interarmées qui craignent que la France soit entraînée dans un engrenage banalisant l’emploi des armes nucléaires tactiques sur le sol européen. Pour ces généraux,

« [L’exercice Defender 2020 de l’OTAN] devrait permettre de valider sur le papier l’emploi éventuel de nouvelles armes nucléaires tactiques sous contrôle des États-Unis que le traité INF de 1987 interdisait jusqu’en 2019. La France, en participant à cet exercice comme membre de la structure militaire intégrée de l’Otan cautionnerait cette nouvelle stratégie en contradiction complète avec la doctrine française de dissuasion qui refuse toute bataille nucléaire. »

Comment mettre un terme à cette dangereuse dérive ? Pour la France, si prompte à réclamer une approche « étape par étape » du progrès vers le désarmement nucléaire, la nécessité d’abaisser le seuil d’emploi des armes nucléaires exige qu’elle renonce à la doctrine de l’« ultime avertissement » (donc à la composante aéroportée de sa force de frappe) et à confirmer le rôle purement dissuasif de son arsenal en attendant son élimination à terme. En tant que membre de l’OTAN, elle se doit aussi d’agir en faveur d’une négociation entre les Etats-Unis et la Russie qui aboutisse au retrait des armes tactiques de ces pays du continent européen.

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Marc Finaud

Marc Finaud

Marc Finaud est un ancien diplomate de carrière. Il travaille désormais comme formateur pour jeunes diplomates et officiers au sein du Centre de Politique de Sécurité de Genève (GCSP) dans tous les domaines de la sécurité internationale. Au cours de sa carrière diplomatique, il a été affecté à plusieurs postes bilatéraux (URSS, Pologne, Israël, Australie) ainsi qu’à des missions multilatérales (CSCE, Conférence du Désarmement, ONU). Il est titulaire de Masters en Droit international et en Sciences politiques. Il a aussi été Collaborateur scientifique de l’Institut des Nations unies pour la Recherche sur le Désarmement (UNIDIR) (Programme sur les Armes de destruction massive). Au sein d’IDN, il a la responsabilité d’assurer les relations internationales et diplomatiques de l’association. Il participe au Comité de rédaction.
Marc Finaud

Marc Finaud

Marc Finaud est un ancien diplomate de carrière. Il travaille désormais comme formateur pour jeunes diplomates et officiers au sein du Centre de Politique de Sécurité de Genève (GCSP) dans tous les domaines de la sécurité internationale. Au cours de sa carrière diplomatique, il a été affecté à plusieurs postes bilatéraux (URSS, Pologne, Israël, Australie) ainsi qu’à des missions multilatérales (CSCE, Conférence du Désarmement, ONU). Il est titulaire de Masters en Droit international et en Sciences politiques. Il a aussi été Collaborateur scientifique de l’Institut des Nations unies pour la Recherche sur le Désarmement (UNIDIR) (Programme sur les Armes de destruction massive). Au sein d’IDN, il a la responsabilité d’assurer les relations internationales et diplomatiques de l’association. Il participe au Comité de rédaction.

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