Armes hypersoniques : un nouveau danger pour la stabilité internationale

Le XXIe siècle est celui des révolutions dans le domaine de l’armement portées par les nouvelles technologies. Si les risques liés à l’intelligence artificielle ou à la cybersécurité sont connues, un autre danger est méconnu du grand public : les armes hypersoniques. Pourtant, le potentiel destructeur, et surtout déstabilisateur de ces armes conventionnelles mérite qu’on y prête attention.

Durant la Guerre Froide, la plus grande menace venait de la course aux armements nucléaires. Le développement de ces armes par les États-Unis et l’URSS poursuivait alors quatre objectifs : rapidité, miniaturisation, précision, distance. Or les armes hypersoniques présentent ces mêmes caractéristiques : capables d’atteindre des vitesses hypersoniques (plus de cinq fois la vitesse du son), elles sont pratiquement impossibles à abattre.

Susceptibles de toucher leurs cibles en quelques minutes, réduisant le temps de réaction de l’ennemi visé, les armes hypersoniques fournissent un avantage stratégique décisif à ceux qui les possèdent. Elles ont en cela un pouvoir déstabilisateur intrinsèque et pourraient même, selon certains analystes, remplacer certaines catégories d’armes nucléaires vieillissantes. Dans un contexte géopolitique instable et alors que les traités de non-prolifération sont menacés, tous les pays s’intéressent à ces nouvelles armes, des États-Unis à la Chine, en passant par l’Arabie Saoudite et la France.

Si les États ne semblent pas, pour l’heure, avoir la volonté de nucléariser ces missiles hypersoniques, le danger est pourtant bien présent. Il ne suffirait que de quelques modifications pour que les armes hypersoniques puissent embarquer des têtes nucléaires. D’autant que celles-ci représentent des armes particulièrement adaptées pour des frappes inattendues et chirurgicales. A l’heure où les systèmes d’armes nucléaires et conventionnelles s’entremêlent, le risque d’erreur n’a jamais été aussi élevé. L’incertitude et le peu de temps de réaction que laissent les armes hypersoniques augmentent gravement le risque d’un conflit global déclenché par accident.

On trouvera ci-après une analyse technique et géopolitique de ce risque.

La Russie est la première à déployer des armes hypersoniques opérationnelles.
La Russie est la première à déployer des armes hypersoniques opérationnelles.

Les armes hypersoniques, à une vitesse Mach 5 ou plus

Le terme “hypersonique” se réfère à une vitesse hautement “supersonique”, c’est-à-dire largement supérieure à la vitesse du son. Cela comprend les objets se déplaçant à une vitesse d’au moins Mach 5, soit cinq fois la vitesse du son. La technologie hypersonique a été développée sur différentes armes conventionnelles. Trois types d’armes sont surtout concernés : les missiles balistiques, les Hypersonic Glide Vehicles (HGV) et les missiles de croisière.

Les boost-glide vehicles et les missiles de croisières hypersoniques ont une trajectoire en vol très différente des missiles balistiques classiques. Ils restent ainsi plus longtemps dans une phase de “glissement” située majoritairement dans l’atmosphère (entre 20 et 60km d’altitude). Cette faible altitude les rend plus difficiles à détecter par les satellites. Si les missiles balistiques hypersoniques existent déjà depuis plusieurs années, les Hypersonic Glide Vehicles (HGV) et les missiles de croisière génèrent aujourd’hui de nouveaux enjeux géopolitiques.

En effet, plusieurs pays ont enfin réussi à dépasser les contraintes physiques accompagnant ces vitesses extrêmes, particulièrement la très haute température. Ils ont donc pu lancer le développement d’armes hypersoniques. Ainsi, lorsqu’on parle du “nouveau développement d’armes hypersoniques”, il s’agit généralement du développement de HGV et de missiles de croisières, même si de nouveaux missiles balistiques sont également construits.

La Russie et la Chine, en pole position des armes hypersoniques

Si la majorité des informations autour du développement d’arsenaux hypersoniques demeure secrète, deux pays ont déjà annoncé la construction d’armes hypersoniques. Le pays le plus avancé dans ce secteur est la Russie. Le 1er mars 2018, le président Vladimir Poutine a présenté les nouvelles armes russes, dont un glide vehicle hypersonique. Il s’agit du missile Avangard, dont V. Poutine a officiellement annoncé la mise en service le vendredi 24 décembre 2019. “Nous sommes aujourd’hui une situation unique de notre histoire nouvelle et moderne. Ils [les autres pays] essaient de nous rattraper. Aucun pays ne possède d’armes hypersoniques, et encore moins des armes hypersoniques intercontinentales”, a-t-il déclaré.

La Russie est le premier pays au monde à créer une arme hypersonique fonctionnelle. Selon le Président russe, elle pourrait contrer tous les boucliers antimissiles et n’aurait presque aucune limite de portée. De son côté, la Chine a révélé le 19 octobre 2019, lors du 70ème anniversaire de la République Démocratique de Chine, son premier HGV opérationnel : le DF-ZF (ou WU-14). D’autres pays développent des armes similaires. La ministre française de la Défense, Florence Parly, a annoncé le 21 janvier 2019 le lancement du programme expérimental V-Max. Arianegroup a obtenu le développement de ce Véhicule Manœuvrant eXpérimental. Il devrait effectuer son premier vol en 2021. Il a également été rapporté que le Royaume-Uni et l’Inde ont lancé des programmes de développement d’armes hypersoniques.

Des armes conventionnelles, mais un risque élevé de confusion

Quant aux États-Unis, le programme de développement des armes hypersoniques s’inscrit dans la logique plus large du programme de Prompt Global Strike (frappe planétaire rapide), qui a pour but de donner la capacité d’atteindre n’importe quel lieu de la planète en moins d’une heure. Ce programme vise à remplacer une partie des missiles intercontinentaux nucléaires qui ont ce rôle. Actuellement, le Pentagone gère une douzaine de programmes de développement des missiles de croisières hypersoniques. Il a signé deux contrats de plusieurs millions de dollars avec l’entreprise d’armement Lockheed Martin, dont le projet d’un avion à vitesse hypersonique sans conducteur, le Lockheed Martin SR-72. Les États-Unis ont prévu un budget de près de 2,6 milliards de dollars pour obtenir un arsenal fonctionnel d’ici 2022.

La Russie, la Chine et les États-Unis ont certifié ne pas développer d’armes hypersoniques nucléaires. Ces nouvelles armes conventionnelles auraient même pour objectif de remplacer partiellement l’arsenal nucléaire. Cependant, cela ne signifie pas que cette nouvelle technologie n’a pas d’impact sur l’équilibre nucléaire mondial. De nombreux chercheurs, comme James M. Acton, ont démontré le risque d’entanglement (enchevêtrement) entre les armes conventionnelles et nucléaires. Les armes hypersoniques sont particulièrement concernées par ce problème, alors que, de l’aveu du général James E. Cartwright, un des grands partisans du programme Prompt Global Strike, “la dissuasion ne peut plus seulement venir des armes nucléaires. Elle doit être plus large”. Tout basculement dans le domaine de l’armement pourrait alors menacer l’équilibre nucléaire mondial.

Une nouvelle course aux armements

L’avènement des armes hypersoniques pourrait déboucher sur une nouvelle course aux armements. Selon plusieurs analystes, le développement d’armes hypersoniques est un choix stratégique compréhensible pour la Russie et la Chine. En effet, cela peut leur donner une forme de “sécurité” ou de sauvegarde face à l’arsenal américain, encore largement supérieur. A l’inverse, développer ce type d’armement n’a en fait aucun intérêt pour Washington, car il ne changerait pas fondamentalement ses capacités d’attaque, et ne menace par son hégémonie militaire. Or, la décision des Etats-Unis de lancer leurs propres programmes risque de créer un cycle d’action-réaction. Dans un contexte tendu de rapprochement des arsenaux conventionnels et nucléaires, une course aux armements hypersoniques pourrait relancer la course aux armements nucléaires.

Les Etats-Unis ont définitivement décidé de se diriger vers un développement rapide de ces nouvelles armes et cela sans véritable raison stratégique. Depuis le début des recherches sur l’hypersonique, des forces américaines ont demandé à fermer le “hypersonic gap” (ou fossé de l’hypersonique), en référence au “missile gap” qui a largement motivé la course aux armements durant la Guerre froide. La décision d’un tel développement s’explique également par les débouchés importants que représentent ces nouvelles armes pour l’industrie d’armement américaine. Aujourd’hui, il semble que la course à l’armement lancée par les programmes de missiles hypersoniques soit inévitable.

Les armes hypersoniques, un facteur de crise

Par ailleurs, les armes hypersoniques représentent un facteur important de crise. Tout d’abord, ces armes apparaissent dans le contexte de la désintégration du système de traités stabilisant la situation nucléaire mondiale. Spécifiquement, la fin du traité INF a supprimé toutes les possibles barrières au développement des armes hypersoniques. Elles sont de plus elles-mêmes intrinsèquement déstabilisantes. Premièrement, leurs caractéristiques de vol rendent leurs trajectoires, qui peuvent être modifiées en cours de vol, imprévisibles. Deuxièmement, toutes les armes développées peuvent être adaptées pour porter des têtes nucléaires. Cela crée ainsi un risque élevé d’erreur d’appréciation de la menace pour un pays qui serait attaqué. Ce facteur est aggravé par la rapidité de lancement des armes hypersoniques. Comme l’explique Dean Wilkening, l’accélération de la guerre portée par ces armes va mener à un “risque d’escalade, d’erreur de calcul, d’incompréhension et de malentendus qui seront difficiles à gérer[1].

Finalement, les armes hypersoniques révèlent un paradoxe irréconciliable entre le but de la guerre conventionnelle, qui est la destruction des forces de l’ennemi, et le maintien de l’équilibre nucléaire. Face au danger que représentent ces armes, et dans un contexte où la stabilité internationale est déjà largement ébranlée, il est nécessaire de recréer une forme de confiance entre les puissances nucléaires. Le meilleur moyen serait la création d’un nouveau traité similaire au Traité INF. Cela permettrait de largement limiter ces nouveaux types d’armes et de mettre en place des processus de contrôle.

Les nouvelles négociations du traité New START, qui expire en février 2021, pourraient être l’occasion d’interdire ces nouvelles armes sous prétexte de leur contribution à une déstabilisation de l’équilibre nucléaire. Cependant, l’environnement actuel et la méfiance montrée par le président Trump vis-à-vis de tous les traités de limitation de l’armement nucléaire, laissent à douter que la solution la plus sensée sera choisie par les leaders actuels. Nous risquons alors d’assister à une dangereuse croissance des tensions dans les mois et années à venir.

Marie Lureau

[1] Dean Wilkening (2019) Hypersonic Weapons and Strategic Stability, Survival, 61:5, 129-148.

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