Tribune : Dissuasion nucléaire : les cinq contradictions françaises

le terriblePar Marc Finaud*

Alors que le thème de la dissuasion nucléaire a brillé par son absence pendant la campagne électorale française, plus de 130 Etats s’apprêtent à interdire purement et simplement l’arme nucléaire. A l’instar des autres puissances nucléaires, la France boycotte ces négociations après avoir traité par le mépris les initiatives visant à attirer l’attention sur les risques de catastrophe humanitaire que présentent les quelque 15 000 armes nucléaires dans le monde. Ce faisant, elle n’a fait que s’enferrer dans les cinq contradictions qui caractérisent son attitude.

Première contradiction : la France a mis au point et développé sa capacité de dissuasion nucléaire dans les années 1950 après l’échec de la Communauté européenne de défense et l’humiliation de Suez puis dans les années 1960, sous l’impulsion du général de Gaulle, parce qu’elle ne nourrissait aucune confiance dans le parapluie nucléaire américain : « L’intérêt des Américains à ne pas laisser détruire l’Europe est infime par rapport au nôtre » confiait le général[1]. C’est l’argument de l’indépendance nationale et de la liberté de décision qui a été constamment mis en exergue par tous les présidents de la Vème République pour justifier la dissuasion nucléaire. Il n’en est que plus surprenant et choquant de voir le représentant de la France aux Nations unies s’afficher aux côtés de l’Ambassadrice de Donald Trump à New York dans une tentative d’action concertée destinée à faire pression sur les Etats soutenant un traité d’interdiction des armes nucléaires. De même, se joindre à des déclarations communes avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne voire emboîter le pas aux autres puissances nucléaires boycottant ces négociations apparaît peu compatible avec l’affirmation d’une volonté d’autonomie nationale.

Deuxième contradiction : le bilan de la France en termes de désarmement nucléaire est loin d’être négligeable. Elle a renoncé en 1996 à la composante sol-air de sa force stratégique (les missiles du Plateau d’Albion) et a réduit de moitié son arsenal par rapport au pic de la Guerre froide. Elle a été, avec le Royaume-Uni, la première puissance nucléaire à ratifier le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE), et la seule à démanteler de manière irréversible son centre d’essais et ses installations de production de matières fissiles. Toutefois, elle reste inaudible en défendant ce bilan car elle n’a jamais accepté de négocier le désarmement nucléaire dans un cadre multilatéral en dépit de son engagement aux termes de l’article VI du Traité de non-prolifération (TNP). Les seuls accords qu’elle a consenti à négocier (le TICE et un traité d’interdiction de production des matières fissiles) n’entraînent aucune réduction de son arsenal et ne visent que la non-prolifération. Elle persiste dans cette logique en refusant un traité d’interdiction des armes nucléaires.

Troisième contradiction : la France s’enorgueillit (par la bouche de son ancien Premier ministre Manuel Valls) de « faire la course en tête pour les technologies de la dissuasion » et, en conséquence, vient de doubler le budget de la force de frappe, passé sans débat à 6 milliards d’euros par an, en vue de la moderniser. D’une part, cette évolution est contraire à la doctrine traditionnelle du refus de la course aux armements et de la stricte suffisance. D’autre part, une telle approche continue de reposer sur la croyance selon laquelle l’arme nucléaire est une arme efficace, adaptée aux principaux défis de sécurité du monde actuel. Or ceux-ci, reconnus dans les deux derniers Livres blancs, proviennent de la menace terroriste, des cyber-attaques, de la criminalité organisée, des risques d’origine naturelle, sanitaire ou technologique et industrielle, du changement climatique, etc. Autant de menaces qui ne sauraient être dissuadées par l’arme nucléaire. De surcroît, nombre d’experts militaires et stratégiques s’accordent aujourd’hui à considérer l’arme nucléaire comme une arme du passé. D’anciens dirigeants peu suspects de pacifisme ou d’incompétence l’ont fait, tels les Américains Henry Kissinger, George Schultz, William Perry ou le général James Cartwright, le Russe Mikhaïl Gorbatchev, les anciens ministres britanniques Des Browne ou Margaret Beckett, ou les Français Michel Rocard, Paul Quilès, et les généraux Bernard Norlain, Francis Lenne ou Etienne Coppel.

Quatrième contradiction : la France ne cesse d’affirmer que le TNP reste la pierre angulaire du régime de non-prolifération et de désarmement, et qu’un traité d’interdiction des armes nucléaires déstabiliserait cet instrument. Passons sur le fait qu’elle ne s’est ralliée au TNP qu’en 1992, soit 23 ans après son adoption. Aujourd’hui, force est de reconnaître que, malgré ses mérites, le TNP n’a pas empêché quatre nouvelles puissances nucléaires d’émerger : Israël, l’Inde, le Pakistan et la Corée du Nord, qui restent en dehors du cadre du TNP. Il n’a pas non plus, en près d’un demi-siècle, rempli sa promesse de «  mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire » ainsi que d’« un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace ». Aujourd’hui, comme les autres puissances nucléaires reconnues par le TNP, la France invoque la menace que représenteraient les puissances nucléaires hors TNP, à commencer par la Corée du Nord, pour refuser l’interdiction des armes nucléaires. Or seul un traité d’interdiction applicable à tous les pays possesseurs parviendra à enclencher une véritable dynamique de désarmement. Se retrancher derrière un prétendu impératif de sécurité pour préserver les arsenaux nucléaires aura pour seul résultat d’encourager les pays tels que la Corée du Nord à développer leurs propres capacités. Quelle différence entre l’affirmation de François Hollande à Istres selon laquelle « la dissuasion nucléaire vise à protéger notre pays de toute agression d’origine étatique contre ses intérêts vitaux, d’où qu’elle vienne, et quelle qu’en soit la forme » et les propos du ministre nord-coréen des Affaires étrangères à l’ONU : « Notre décision de renforcer notre armement nucléaire est une mesure justifiée d’auto-défense pour nous protéger des menaces nucléaires constantes des Etats-Unis » ?

Cinquième et dernière contradiction : la politique de la France a largement été animée ces dernières décennies par la motivation humanitaire de protéger les civils, principales victimes de conflits actuels. C’est ainsi qu’elle a été l’un des principaux artisans de la Convention d’interdiction des armes chimiques signée à Paris en janvier 1993 et qu’elle a soutenu le renforcement de la Convention d’interdiction des armes biologiques. Elle s’est déclarée prête à intervenir militairement en Syrie après les attaques chimiques qui ont révulsé l’opinion mondiale. Elle a œuvré au renforcement de la Convention sur les armes inhumaines (CCW) et de ses protocoles, pour lutter notamment contre les systèmes d’armes autonomes ou les engins explosifs improvisés. Elle a défendu l’interdiction totale et l’élimination des mines antipersonnel et des armes à sous-munitions. Elle est favorable à des ventes d’armes plus responsables grâce au Traité sur le commerce des armes, même si certaines de ses exportations vers le Moyen-Orient restent critiquables. Parallèlement, elle s’obstine à conserver des armes dont l’emploi provoquerait la pire des catastrophes humanitaires non seulement dans les pays visés, mais à l’échelle de la planète toute entière, comme l’ont prouvé les études scientifiques les plus récentes. Comment s’acharner à menacer des millions de civils innocents de telles armes sachant pertinemment que, comme l’avait déclaré la Cour internationale de Justice en 1996, «  la menace ou l’emploi d’armes nucléaires serait généralement contraire aux règles du droit international applicable dans les conflits armés, et spécialement aux principes et règles du droit humanitaire » ?

L’enjeu de l’interdiction des armes nucléaires est donc bien clair, et c’est ce qui explique l’obstruction de la France et des autres puissances nucléaires : il s’agit de faire reconnaître la possession de cette arme comme illégitime et de promouvoir son élimination négociée. Il n’existe en effet aucun précédent dans lequel l’interdiction n’a pas précédé l’élimination d’une catégorie d’armes. Donc, de deux choses l’une : soit la France reste fidèle aux engagements de désarmement – fût-ce à long terme – auxquels elle a souscrits, et elle ne saurait alors s’opposer à l’interdiction de l’arme nucléaire, préalable à son élimination ; soit elle s’arc-boute sur la croyance que sa sécurité dépend du maintien indéfini de son arsenal nucléaire, et elle doit donc logiquement dénoncer le TNP, ouvrant ainsi la boîte de Pandore de la prolifération. La prophétie auto-réalisatrice, en quelque sorte.

[1] Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Gallimard, Paris, 2002, p. 653.

Marc Finaud est un ancien diplomate français, actuellement Professeur associé au Centre de Politique de Sécurité de Genève (GCSP) et membre du Comité de parrainage d’Initiatives pour le Désarmement nucléaire (IDN).

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