Iran : le JCPOA et le TNP, nouvelles victimes du Covid-19 ?

Troisième pays le plus touché par la pandémie de Covid-19, l’Iran est le théâtre d’une grave crise économique et sanitaire. Alors que son système de santé vacille sous l’effet conjugué de la pandémie et des sanctions économiques imposées par Washington et face à une nouvelle montée des tensions avec les États-Unis, Téhéran menace de se retirer des instruments internationaux de contrôle de son programme nucléaire. Si le JCPOA est plus que jamais sur la sellette, l’AIEA a fait part du refus de Téhéran de soumettre deux de ses sites aux inspections. L’Iran a enfin menacé de se retirer du Traité de non-prolifération.

Le coronavirus pourrait être une énième victime du coronavirus en Iran
Théâtre d’une grave crise sanitaire, acculé, l’Iran menace de se retirer des instruments de non-prolifération. Crédits : AFP.

Nouvelle montée des tensions entre Téhéran et Washington

Deux mois après l’escalade meurtrière entre les États-Unis et l’Iran qui a conduit à l’assassinat du général Qassem Soleimani sur le sol irakien, le spectre d’une crise entre les deux pays plane à nouveau. Mercredi 11 mars, deux militaires américains et un médecin britannique, membres de la coalition internationale de lutte contre l’État islamique, ont été tués dans des tirs de roquettes sur la base irakienne de Taji, au nord de Bagdad (Irak). Le lendemain, les forces américaines ont riposté, frappant cinq installations du Hezbollah irakien, et causant la mort de trois soldats irakiens, deux policiers et un travailleur civil. Depuis, plusieurs attaques à la roquette ont visé des bases abritant les forces de la coalition, à Taji ou à Basmaya.

Mercredi 18 mars, le Président iranien Hassan Rohani a de nouveau promis vengeance aux États-Unis pour la mort du commandant de la force Al-Qods du corps des Gardiens de la Révolution islamique. “Les Américains ont assassiné notre grand commandant. Nous avons répondu à cet acte terroriste et nous y répondrons” a-t-il déclaré dans une allocution télévisée. En réponse, les États-Unis ont imposé de nouvelles sanctions indirectes envers l’Iran cette semaine. L’administration Trump a placé sur liste noire une dizaine de sociétés, basées aux Émirats Arabes Unis, en Chine continentale, à Hong Kong et en Afrique du Sud. Celles-ci sont accusées de commercialiser des produits pétrochimiques iraniens malgré l’embargo en vigueur.

 Une crise aggravée par la pandémie de Covid-19

Loin d’offrir une pause dans la guerre ouverte entre les États-Unis et l’Iran, la pandémie de coronavirus Covid-19 exacerbe les tensions. L’Iran est devenu un épicentre majeur de l’épidémie. Officiellement, la République islamique déplorait, mercredi 25 mars, 2 077 décès et quelques 27 000 personnes contaminées – parmi lesquelles de hauts responsables du gouvernement. Ces chiffres seraient vingt à trente fois inférieurs à la réalité, selon des médecins iraniens. Combinées à une réponse lente du gouvernement iranien, les sanctions américaines ont influencé la propagation du virus à l’intérieur du pays. Le système de santé iranien vacille. Si les sanctions américaines ne sont pas censées concerner le secteur de la santé, les laboratoires et les banques étrangères refusent de traiter avec l’Iran, de peur d’être affectés par l’extraterritorialité des sanctions américaines. Les fournitures de bases (masques) et les médicaments vitaux, dont l’accès est restreint par les sanctions, manquent.

En signe de désespoir, mercredi 18 mars, le ministre des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif a imploré la communauté internationale de mettre fin aux sanctions qui rendent virtuellement impossible l’achat de médicaments et de matériels médicaux. L’Iran a lancé un appel à l’aide, demandant un prêt de 5 milliards de dollars au FMI. Plusieurs pays européens ont pressé Washington de faire une pause dans les sanctions, à l’image de George Bush en 2003. Si Washington avait affirmé fin être prêt à aider Téhéran à combattre le Covid-19 – à condition que le régime le demande –, les États-Unis se sont finalement montrés inflexibles sur les sanctions, allant jusqu’à les renforcer. Car, si l’épidémie a déclenché une crise sanitaire, elle participe involontairement à la politique de pression maximale américaine. D’autant soutiennent que l’épidémie réussit là où les sanctions américaines ont échoué : en étranglant les routes commerciales régionales dont l’Iran dépend depuis deux ans, elle isole plus que jamais la République islamique. Le coronavirus est cependant une épée à double tranchant. Alors que la pandémie de Covid-19 semble désormais hors de contrôle en Iran, elle pourrait faire une autre victime qui auraient de graves conséquences pour la sécurité internationale : le Plan d’action global conjoint (JCPOA) de 2015, aussi connu sous le nom d’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien.

Le JCPOA menacé

Le 8 mai 2020 marquera le second anniversaire du retrait des États-Unis de l’accord. Garantissant le caractère strictement pacifique du programme nucléaire iranien en le soumettant à une surveillance draconienne de la part de l’Agence internationale de l’Energie Atomique (AIEA), cet accord devait aboutir à la levée des sanctions asphyxiant l’économie iranienne. Depuis l’été 2019, face à l’intransigeance des États-Unis et l’inaction de l’Europe, Téhéran a décidé de renoncer progressivement à ses engagements nucléaires. Selon un rapport de l’AIEA publié le 3 mars, le stock d’uranium enrichi UF6 de l’Iran atteignait, au 19 février, 1 510kg, très loin des 300kg permis par l’accord. Téhéran enrichit en outre l’uranium à 4,5%, au-delà du taux autorisé de 3,67%.

En réponse aux diverses violations de l’Iran de ses engagements, à la mi-janvier, la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne ont déclenché le mécanisme de règlement des différends (MRD), conformément aux dispositions du paragraphe 36 du JCPOA. La procédure vise à contraindre Téhéran à revenir au respect de ses engagements sur le nucléaire. Elle pourrait, à terme, mener au rétablissement des sanctions de l’ONU. Les Européens espèrent ainsi faire pression sur Téhéran, pour sauver l’accord de 2015. “Nous n’avons plus d’autre choix, étant donné les mesures prises par l’Iran, que de faire part aujourd’hui de nos préoccupations quant au fait que l’Iran ne respecte pas ses engagements au titre du JCPOA et de saisir la Commission conjointe dans le cadre du mécanisme de règlement des différends”, soulignent ainsi les Européens. Ils ont toutefois réitéré leur attachement au texte et rejeté la campagne de “pression maximale” des États-Unis.

L’Iran sur la sellette

Dans ce contexte géopolitique instable, l’Iran est plus que jamais sur la sellette pour ses activités nucléaires. Si l’AIEA n’a signalé “aucun changement notable” dans les installations nucléaires iraniennes, elle a souligné le caractère cumulatif des différentes violations de l’accord. Ces mesures abaissent le temps nécessaire à l’Iran pour se doter de l’arme nucléaire si le pays en avait l’intention. D’un an avec l’accord de Vienne, ce délai serait désormais de moins de quatre mois. Outre l’accroissement de son stock d’uranium enrichi, Téhéran aurait refusé l’accès à deux sites que les inspecteurs de l’AIEA souhaitaient vérifier. Ceux-ci compteraient parmi un total de trois lieux identifiés par l’agence comme posant “un certain nombre de questions en lien avec la possibilité de matériel nucléaire et d’activités nucléaires non déclarés”.

Des “traces d’uranium anthropogénique” (résultant de l’activité humaine” auraient ainsi été repérées dans un entrepôt près de Téhéran en 2019. Ces sites auraient cependant trait aux projets nucléaires militaires de l’Iran dans les années 2000 et ne sont donc pas concernés par les mesures de vérification imposées JCPOA. L’Iran a ainsi justifié son refus en déclarant qu’il “ne reconnaissait aucune allégation sur les activités passées (du pays) et ne se considérait pas tenu de répondre” à propos de cette période. Il a de plus dénoncé des réclamations illégitimes téléguidées par les États-Unis et Israël, alors que Tel Aviv affirme disposer d’archives iraniennes prouvant que la République islamique a dissimulé des sites de fabrication d’armes nucléaires dans les années 2000.

Le risque nucléaire de retour avec le Covid-19 ?

La brusque montée des tensions avec l’AIEA pourrait être aggravée par la pandémie de Covid-19. Les inspecteurs de l’AIEA, mandatés pour inspecter les sites d’enrichissement et de développement des activités nucléaires, pourraient bientôt être contraints de suspendre leurs travaux. En effet, si l’Iran n’a pas encore interdit l’entrée sur son territoire aux étrangers, la fermeture des frontières de la plupart des pays touchés par le Covid-19 laisse à penser que l’Iran pourrait faire de même. En outre, le nouveau directeur général de l’AIEA, Rafael Grossi, pourrait décider de suspendre les visites d’inspection en Iran afin de protéger la santé de ses inspecteurs face à un coronavirus hors de contrôle en Iran. Le défaut d’inspection pourrait créer un intervalle de plusieurs mois exploitable par l’Iran si le pays décidait de se retirer de l’accord nucléaire et qu’il avait l’intention de développer l’arme nucléaire.

Cela pourrait surtout métastaser les inquiétudes concernant la prolifération nucléaire iranienne. L’absence d’inspections de la part de l’AIEA augmenterait ainsi les probabilités d’erreurs de calcul concernant l’Iran et ses intentions – réelles ou non – nucléaires. Aveugles, les États-Unis comme Israël pourraient alors décider de mener une action militaire préventive contre les installations nucléaires iraniennes. Sur cette même base d’informations incomplètes, les nations voisines de l’Iran pourraient à leur tour décider de franchir le pas nucléaire. L’asymétrie d’informations conduit en effet généralement à l’instabilité, rendue d’autant plus dangereuse par la présence de la menace nucléaire dans la balance.

Afin d’éviter un tel écueil, l’AIEA pourrait choisir de généraliser les systèmes de surveillance à distance comme celui installé dans l’usine de Natanz. Testé en juillet, cet équipement permet en effet de vérifier à distance les niveaux d’enrichissement d’uranium. Selon plusieurs diplomates, l’AIEA pourrait demander l’installation d’un système identique sur le site de Fordow, où l’Iran a repris ses activités d’enrichissement.

La menace d’un retrait du TNP

Enfin, un dernier sujet d’inquiétude prend de l’ampleur avec la pandémie de Covid-19. En janvier, à la suite du déclenchement du mécanisme MRD par les Européens, l’Iran a menacé de se retirer du Traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP) si le dossier du nucléaire iranien revenait devant le Conseil de sécurité des Nations Unies. “Si les Européens continuent à mal se comporter ou transmettent le dossier iranien au Conseil de sécurité, nous nous retirerons du TNP”, a prévenu le ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, cité par le site d’information du Parlement iranien, Icana. Jusqu’alors, l’Iran avait renoncé à un tel moyen de pression, en raison du coût diplomatique et économique trop élevé d’un retrait du TNP.

En effet, en 2018, Maximilian Hoell, chargé de mission et chef de projet au sein d’European Leadership Netword (ELN), explorait le scénario d’un retrait à la fois de l’Accord de Vienne et du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Il estimait qu’une telle manœuvre aboutirait à la réimposition des sanctions de la part du Conseil de Sécurité des Nations Unies envers l’Iran, mais aussi à des frappes militaires israélo-saoudiennes sur les installations nucléaires iraniennes et, in extenso, à un conflit régional. L’on pourrait, en 2020, ajouter à ce scénario des frappes américaines certaines. Un retrait du TNP permettrait également au Conseil de sécurité des Nations Unies d’utiliser les dispositions du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, c’est-à-dire la prise de mesures militaires et non-militaires pour “rétablir la paix et la sécurité internationale”.

Vers l’abandon de l’architecture internationale de non-prolifération nucléaire ?

Un retrait du TNP serait donc a priori contre-productif pour les aspirations de leadership régional de Téhéran. Pourtant, l’idée progresse dans un Iran acculé par la crise sanitaire due au Covid-19 et les sanctions économiques, plus isolé que jamais. L’idée n’est pas nouvelle – l’Iran avait déjà menacé de se retirer du TNP en 2006, puis en 2018 – mais est désormais débattue dans les milieux modérés. Ce changement de paradigme stratégique est dû à l’intensification des sanctions américaines et à l’échec des autres parties à l’accord à fournir, si ce n’est l’allégement des sanctions promis par l’accord, des solutions de contournement des sanctions américaines. Son économie s’en retrouve asphyxiée. Malgré le respect total de ses engagements nucléaires jusqu’à l’été 2019 – une affirmation confirmée par les données de l’AIEA – l’Iran est toujours traité comme un paria sur la scène internationale.

Et rien ne l’incite à négocier : Donald Trump, en se retirant de multiples traités internationaux, a démontré qu’il pouvait décider de changer les règles du jeu à tout moment, et que tout traité pouvait devenir caduc du jour au lendemain. Si la communauté internationale décidait finalement de ne pas aider l’Iran dans la crise sanitaire du Covid-19, ajouté aux tensions accrues avec Washington et la possibilité croissante de conflit armé, la pandémie de coronavirus pourrait définitivement décider l’Iran à suivre le chemin de la Corée du Nord en 2002, c’est-à-dire se retirer entièrement du cadre mondial de non-prolifération. Aboutissant, selon le communiqué des ministres européens Jean-Yves Le Drian, Heiko Maas et Dominic Raab en janvier, à “une crise de prolifération nucléaire à l’escalade qui menace la région tout entière”.

Solène Vizier, membre du Bureau d’IDN

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Solène VIZIER

Solène VIZIER

Solène Vizier est diplômée d’un Master 2 Études Stratégiques. Passionnée de géopolitique, ses domaines de spécialisation concernent les mondes hispanophone et russophone, le désarmement nucléaire et la géopolitique du sport. Au sein d’IDN, elle est chargée du pôle “Rédaction”.
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Solène Vizier est diplômée d’un Master 2 Études Stratégiques. Passionnée de géopolitique, ses domaines de spécialisation concernent les mondes hispanophone et russophone, le désarmement nucléaire et la géopolitique du sport. Au sein d’IDN, elle est chargée du pôle “Rédaction”.

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3 réponses

  1. Eh oui, le C19 n’a pas fini de mettre du désordre sur la planète…

    1. Oui, nous n’en sommes qu’au début. La crise sera très grave. Elle mettra peut-être en évidence que la course au profit maximum dans le délai le plus bref ne permet pas de résoudre les problèmes de la planète et de ceux qui y vivent. Il apparaîtra peut-être la nécessité de la construction multilatérale d’une sécurité sanitaire, écologique et militaire, que n’assurent pas les milliards dépensés dans les armes nucléaires.

  2. Les Etats et notamment l’Europe seront appelés de toute façon à rediriger des fonds en direction d’une sécurité sanitaire commune. Cela peut donner un nouvel élan à l’Europe par le biais d’une mise en commun de moyens en prévention d’une prochaine crise qui paraît dès à présent inéluctable.
    Reste à surmonter la difficulté que sont les opinions publiques nationales et des divers courants politiques…