La Revue nationale stratégique 2022 : un périlleux exercice d’équilibriste ou le règne du « en même temps »

Marc Finaud

Vice-président d’IDN

La Revue nationale stratégique (RNS) 2022 décidée par le président Macron et publiée récemment vient actualiser des documents similaires de 2017 et 2021. Elle est présentée comme une exigence du nouveau contexte international créé par la guerre en Ukraine, mais surtout par la préparation de la Loi de programmation militaire qui succèdera à l’actuelle (2019-2025). Elle constitue en fait une démonstration éclatante des contradictions de la stratégie française, écartelée entre, d’une part, la promotion du droit international et du multilatéralisme et, d’autre part, la réaffirmation de la « pérennité » de la dissuasion nucléaire, en contradiction avec les engagements de désarmement de la France et les aspirations de la vaste majorité de la communauté internationale à un monde débarrassé des armes nucléaires. Un bel exemple de « en même temps ».

Crédits: Reuters

 

Une stratégie immuable face à des menaces multiformes

Comme dans les précédents Livres blancs ou Revues stratégiques, le point de départ de l’exercice consiste à analyser les menaces auxquelles la France est confrontée avant d’examiner les moyens dont elle dispose pour y faire face. Certes, comme on pouvait s’y attendre, le retour d’un conflit armé « de haute intensité » sur le sol européen figure désormais en tête des menaces. Toutefois, le document énumère les autres atteintes non militaires à la sécurité du pays et de la population déjà identifiées par le passé : « les conséquences de la prolifération, technologique ou autre, et la persistance de la menace terroriste », les « autres grands défis globaux susceptibles de nourrir des déséquilibres importants tels que les impacts du changement climatique (accès à l’eau, insécurité alimentaire, migrations, démographie, pandémies, etc.) », la « compétition de puissance » dans les « espaces communs (cyber, spatial, fonds marins et espaces aéromaritimes) », etc.

Or, alors même qu’aucune de ces menaces n’est susceptible d’être contrée par l’arme nucléaire et avant même d’examiner les moyens les plus appropriés de répondre à ces défis, le document assène que « les fondamentaux demeurent » et que donc « la France est et restera une puissance dotée d’une dissuasion nucléaire robuste et crédible ». Cela rappelle les lettres de mission des présidents successifs aux experts chargés de rédiger les Livres blancs ou Revues stratégiques, telle celle du président Hollande en 2012 : « J’ai déjà confirmé le maintien de la stratégie de dissuasion nucléaire… ».

La dissuasion nucléaire en contradiction avec le droit international

Dans l’analyse du comportement agressif évidemment condamnable de la Russie, non seulement à l’égard de l’Ukraine mais de la sécurité européenne voire de tout « l’ordre international », la Revue stratégique oppose cette ambition « révisionniste » et « impérialiste » à la défense, par la France et « les démocraties libérales », d’un ordre fondé sur « le droit international, le multilatéralisme, les valeurs humanistes ». La Russie, comme d’autres régimes autoritaires, parierait « sur le discrédit d’un discours occidental axé sur les valeurs humanistes et une asymétrie dans le rapport aux normes et dans le respect du droit international humanitaire. » Or, le comportement de certaines puissances occidentales est bien perçu dans de nombreux pays comme non respectueux du droit international, notamment humanitaire, en Afghanistan, Irak ou Libye. Surtout, comment affirmer que la menace de commettre des meurtres massifs de civils à l’aide d’armes nucléaires (base doctrinale de la dissuasion) est compatible avec le droit international ? Rappelons que la Cour internationale de Justice avait estimé en 1996 que « la menace ou l’emploi d’armes nucléaires serait généralement contraire aux règles du droit international applicable dans les conflits armés, et spécialement aux principes et règles du droit humanitaire ». L’adoption en 2017 du Traité multilatéral sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) par les deux tiers des États membres de l’ONU et sa signature ou ratification, à ce jour, par 94 pays, montre à l’évidence le rejet de la dissuasion nucléaire par la communauté internationale. Continuer d’affirmer que la France soutient le droit international et le multilatéralisme tout en rejetant le TIAN confine à la caricature.

Il n’existe pas de bonnes mains pour de mauvaises armes

Dans la justification du maintien par la France de sa stratégie de dissuasion nucléaire figure la conclusion, tirée de la guerre contre l’Ukraine, que la Russie utilise « la menace d’escalade nucléaire et sa banalisation », « une rhétorique nucléaire à des fins offensives » ainsi que « l’intimidation et les menaces de coercition (…) sous l’ombre portée de l’arme nucléaire ». Il est vrai que Poutine et d’autres porte-parole du Kremlin ont abondamment recouru à la menace, parfois voilée, parfois explicite, à l’égard de l’OTAN et des pays occidentaux afin de les « dissuader » d’apporter leur assistance militaire à l’Ukraine. Les scénarios d’emploi d’armes nucléaires dites tactiques contre l’Ukraine, évoqués dans un but de terreur, seraient évidemment inacceptables et contraires à la doctrine même de la Russie. Cette dernière ne prévoit le recours aux armes nucléaires qu’en riposte à une attaque au moyen d’armes de destruction massive ou par des armes conventionnelles qui menaceraient l’existence même de l’État.

Il ne s’agit ici aucunement d’excuser ou de minimiser la gravité de toute menace d’emploi d’armes nucléaires. Il est d’ailleurs notable que, dans sa déclaration du 15 novembre 2022, le Sommet du G20, sous l’influence des pays émergents, ait jugé utile d’affirmer : « L’emploi ou la menace d’emploi des armes nucléaires est inadmissible », comme l’avaient fait les Etats parties au TIAN lors de leur première réunion en juin dernier[1]. Contrairement à ce qu’ont affirmé les puissances nucléaires occidentales (Etats-Unis, France, Royaume-Uni) lors de la 10ème Conférence d’examen du Traité de Non-Prolifération (TNP)[2], il n’existe pas de différence fondamentale entre leur doctrine de dissuasion et celle de la Russie : dès lors qu’un État se prépare à recourir à de telles armes dont les conséquences humanitaires sur des millions de civils innocents seraient catastrophiques, il est condamnable quelle que soit sa motivation. Comme le disait Ban Ki-moon, l’ancien Secrétaire général des Nations unies, « Il n’y a pas de bonnes mains pour de mauvaises armes ».

Notons aussi qu’outre les menaces nucléaires russes, sont invoqués par la France comme raison pour pérenniser sa dissuasion nucléaire « l’effondrement de l’architecture de maîtrise des armements » et le fait que « l’ensemble d’accords et de normes édifié depuis la fin de la guerre froide connaît un effritement. » Or, qui est à l’origine de la remise en cause de la plupart des accords de maîtrise des armements, de non-prolifération et de désarmement (Traité ABM, Protocole de vérification de la Convention d’interdiction des armes biologiques, Traité FNI, accord sur le nucléaire iranien, Traité « Ciel ouvert », etc.) sinon les Etats-Unis, non contestés par leurs alliés ?

La dissuasion nucléaire « dans le temps long » et les obligations de désarmement

N’étant pas à une contradiction près, la Revue stratégique martèle que « la politique de dissuasion française repose sur sa crédibilité politique, opérationnelle et technique », qui « se traduit notamment par une posture exigeante et des engagements capacitaires s’inscrivant dans le temps long ». En même temps, affirme-t-elle, « la France défend la centralité et la crédibilité du traité de non-prolifération (TNP) » lequel contient, dans son Article VI, une obligation de « désarmement général et complet » acceptée par la France en 1992, soit il y a 30 ans ! Que dire de l’annonce de l’ancienne ministre des Armées, Florence Parly, en 2021, selon laquelle les sous-marins nucléaires de troisième génération navigueraient jusque dans les années 2090…

D’autre part, la prévention, qui est présentée comme l’une des fonctions stratégiques confiées aux armées, au même titre que « la connaissance-compréhension-anticipation, la dissuasion, la protection-résilience, (…), l’intervention, et désormais l’influence », inclut, reconnaît la Revue stratégique, « aussi bien l’élaboration de normes nationales et internationales que la lutte contre les trafics et la prolifération des armes de destruction massive comme de leurs vecteurs, pour le désarmement et la consolidation de la paix ».

La dimension européenne de la dissuasion nucléaire : un vœu pieux

À plusieurs reprises, le document souligne la dimension européenne de la stratégie française de dissuasion nucléaire. La guerre en Ukraine serait un « révélateur du rôle essentiel que jouent nos forces nucléaires dans la sécurité de l’espace euro-atlantique » et démontrerait « la nécessité de conserver une dissuasion nucléaire, robuste et crédible pour prévenir une guerre majeure, garantir la liberté d’action de la France et préserver ses intérêts vitaux, qui ont une dimension européenne. »

Quand on sait que l’atteinte aux intérêts vitaux de la France serait une raison de recourir aux armes nucléaires, donner à ces intérêts une dimension européenne signifie une forme de dissuasion élargie au bénéfice de nos alliés européens, comparable au parapluie nucléaire américain sur les membres de l’OTAN. Or, ce concept n’a jamais été accepté au sein de l’Union européenne (UE), malgré les offres répétées de plusieurs présidents, y compris l’actuel. Comment cela serait-il possible alors qu’une partie des États membres de l’UE sont non seulement placés sous parapluie nucléaire américain mais accueillent sur leur sol des bombes nucléaires américaines[3], et que d’autres[4] ont signé et ratifié le TIAN, refusant toute notion de dissuasion nucléaire ?

Là encore, c’est toute la contradiction de la stratégie française qui apparaît : tout à la fois, la France cherche à défendre ses « intérêts fondamentaux (…) par la crédibilité de la dissuasion nucléaire », à promouvoir « l’autonomie stratégique européenne », considère que « la garantie apportée par la mission de défense collective de l’OTAN reste le pilier central de la sécurité dans l’espace euro-atlantique », les États-Unis étant « à nouveau apparus comme le principal pourvoyeur de la sécurité européenne », et, « puissance d’équilibres, refuse de s’enfermer dans une logique de blocs ».

Se préparer pour la guerre : l’aveu d’échec de la dissuasion

Dans la perspective de la nouvelle Loi de programmation militaire au-delà de 2025, la Revue stratégique annonce sans ambages la couleur : « Les capacités des forces armées demandent ainsi à être renforcées et articulées dans le cadre de l’effort global de l’État pour affronter des crises de grande ampleur ». Ces capacités renforcées doivent permettre à la France « de faire face à une nécessité d’accroître prévention et influence, un éventuel retour d’un conflit interétatique de haute intensité, et aux stratégies hybrides déployées par nos compétiteurs. » L’ambition est même encore plus forte : il faut que la France devienne capable de « passer en économie de guerre, c’est-à-dire de s’organiser pour que l’industrie française puisse soutenir un effort de guerre dans la durée, en cas de nécessité. » Il s’agit donc de se préparer à la guerre alors que l’objectif stratégique affirmé de la dissuasion nucléaire « vise fondamentalement à empêcher une guerre majeure qui menacerait la survie de la Nation en protégeant la France contre toute agression d’origine étatique contre ses intérêts vitaux et contre toute tentative de chantage. » Autant dire que l’on ne fait pas réellement confiance à la dissuasion nucléaire, pourtant censée être « crédible », pour empêcher la guerre. C’était d’ailleurs déjà le cas dans la doctrine dite de « l’ultime avertissement », prévu pour « rétablir » la dissuasion donc au cas où elle échouerait.

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Au total, cette « mise à jour » de la stratégie de la France compte tenu du nouveau contexte international ne se traduit que par la réaffirmation de dogmes éculés et des contradictions constantes d’une politique de défense rendue impuissante par l’endormissement de l’esprit de défense imputable à la dissuasion nucléaire.

[1] « Nous soulignons que toute utilisation ou menace d’utilisation d’armes nucléaires constitue une violation du droit international, y compris de la Charte des Nations Unies. Nous condamnons sans équivoque toutes les menaces nucléaires, qu’elles soient explicites ou implicites et quelles que soient les circonstances. »

[2] « Les armes nucléaires doivent, aussi longtemps qu’elles existeront, servir à des fins défensives, de dissuasion et de prévention de la guerre. Nous condamnons tous ceux qui emploieraient ou menaceraient d’employer les armes nucléaires à des fins de coercition militaire, d’intimidation ou de chantage. »

[3] Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas.

[4] Autriche, Irlande, Malte.

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Marc Finaud

Marc Finaud

Marc Finaud est un ancien diplomate de carrière. Il travaille désormais comme formateur pour jeunes diplomates et officiers au sein du Centre de Politique de Sécurité de Genève (GCSP) dans tous les domaines de la sécurité internationale. Au cours de sa carrière diplomatique, il a été affecté à plusieurs postes bilatéraux (URSS, Pologne, Israël, Australie) ainsi qu’à des missions multilatérales (CSCE, Conférence du Désarmement, ONU). Il est titulaire de Masters en Droit international et en Sciences politiques. Il a aussi été Collaborateur scientifique de l’Institut des Nations unies pour la Recherche sur le Désarmement (UNIDIR) (Programme sur les Armes de destruction massive). Au sein d’IDN, il a la responsabilité d’assurer les relations internationales et diplomatiques de l’association. Il participe au Comité de rédaction.
Marc Finaud

Marc Finaud

Marc Finaud est un ancien diplomate de carrière. Il travaille désormais comme formateur pour jeunes diplomates et officiers au sein du Centre de Politique de Sécurité de Genève (GCSP) dans tous les domaines de la sécurité internationale. Au cours de sa carrière diplomatique, il a été affecté à plusieurs postes bilatéraux (URSS, Pologne, Israël, Australie) ainsi qu’à des missions multilatérales (CSCE, Conférence du Désarmement, ONU). Il est titulaire de Masters en Droit international et en Sciences politiques. Il a aussi été Collaborateur scientifique de l’Institut des Nations unies pour la Recherche sur le Désarmement (UNIDIR) (Programme sur les Armes de destruction massive). Au sein d’IDN, il a la responsabilité d’assurer les relations internationales et diplomatiques de l’association. Il participe au Comité de rédaction.

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