Le désarmement nucléaire est-il dans l’impasse ?

Désarmement nucléaire et non-prolifération : le désarmement nucléaire est-il dans l’impasse ? La crise ukrainienne aura-t-elle des conséquences pour le désarmement nucléaire ? Perspectives de déroulement de la Conférence d’examen du TNP de 2015.

Paul Quilès explique la démarche qui mène à agir pour le désarmement nucléaire lors d’une conférence le 8 septembre 2014 au Conseil sur les Approches chrétiennes de la défense et du désarmement (CCADD).

1- Le désarmement nucléaire n’est pas à la mode aujourd’hui.

Au moment où la Russie annexe la Crimée et soutient un mouvement insurrectionnel dans l’Est de l’Ukraine, où l’Iran est accusé de développer des programmes nucléaires militaires, il est tentant d’accuser ceux qui s’engagent en faveur du désarmement nucléaire d’être de dangereux pacifistes, qui ne comprennent rien à l’état du monde.

On entend même des discours dignes de la Guerre froide (presse, hommes politiques….), qui peuvent enflammer les opinions publiques.

Rappel Jean Jaurès (31 juillet 1914, 2 jours avant la déclaration de guerre !)

2- J’ai été ministre de la défense à l’époque où la course aux armements, notamment nucléaires, entre l’Est et l’Ouest battait son plein. La dissuasion nucléaire pouvait alors être considérée comme un moindre mal face au surarmement du Pacte de Varsovie (mais ambigüité et multiplicité des doctrines). Pour la France, c’était un des instruments de son autonomie stratégique (De Gaulle) ;

3- Mais le monde d’aujourd’hui n’est plus ce qu’il était avant 1989. Le mur de Berlin est tombé, l’URSS n’existe plus, pas plus que l’affrontement des blocs Est/Ouest. Il n’y a plus de menace de guerre conventionnelle totale ni d’équilibre de la terreur. Les différends qui opposent la Russie et l’Occident sont d’une autre nature. Ce n’est pas l’arme nucléaire qui peut empêcher la Russie d’appuyer des mouvements insurrectionnels au-delà de ses frontières. Du Vietnam à l’Afghanistan, la dissuasion n’a jamais été pertinente dans les conflits asymétriques ou, comme on dit aujourd’hui, « hybrides ».

Beaucoup affirment encore, en particulier en France, que l’arme nucléaire garde sa validité en raison de la garantie qu’elle offrirait contre les risques de prolifération nucléaire.

En réalité, le discours sur « l’assurance vie » que constituerait la détention d’armement nucléaire est en lui-même une incitation à la prolifération ! Comment empêcher d’autres pays de disposer de cette sécurité présentée comme absolue, alors que le monopole prévu par le TNP (« club de 5 ») s’accompagne de l’engagement de l’article VI (désarmement)….qui n’est pas respecté ?

Cette justification ne me paraît pas solide : la meilleure garantie contre la prolifération reste le renforcement des mécanismes et des procédures du TNP. Affirmer que l’arme nucléaire a pour finalité de nous protéger contre un hypothétique nouvel Etat proliférant revient à dire que le régime de non-prolifération est par essence précaire ; c’est le fragiliser de fait, intégrer par avance son échec dans nos stratégies de sécurité.

Quant aux menaces terroristes, quelle qu’en soit la gravité, on voit mal comment elles pourraient être combattues par la dissuasion nucléaire…..ce qui n’empêche pas les inconditionnels du nucléaire de mettre en avant cet argument.

4- C’est pour ces raisons que j’ai refusé de rester attaché à la doctrine de dissuasion nucléaire.

Non seulement cette doctrine ne répond plus aux besoins fondamentaux de sécurité des puissances nucléaires ou de leurs alliés, mais elle accroît les risques dans un monde où les zones d’instabilité s’étendent dangereusement. D’ailleurs, nombreux sont ceux qui ont fait le même cheminement que moi, en particulier d’éminentes personnalités signataires du mouvement « Global Zero » ou membres d’ELN (« European Leadership Network »)

George Schultz, Henry Kissinger, William Perry, Mikaïl Gorbatchev…. (cf mon blog 26/3/2013)

Je ne suis pas pour autant partisan de l’abandon unilatéral de l’arme nucléaire. Certains considèrent que cette arme a encore une fonction résiduelle, celle de contrebalancer les menaces potentielles d’autres puissances nucléaires. Personnellement, je pense qu’une attitude de cette nature (unilatéralisme) n’aurait aucun effet majeur sur le désarmement.

5- Mais la situation de coexistence des arsenaux nucléaires qui en découle est elle-même facteur de risques et d’insécurité.

Il serait irresponsable de ne pas se poser au moins 2 questions.

– Comment se prémunir contre les erreurs de détection, les accidents, les méprises, alors qu’un grand nombre de systèmes nucléaires sont maintenus en alerte permanente en vue d’une riposte immédiate à toute attaque (reste de la Guerre froide) ?

– Comment éviter la tentation permanente de la course aux armements par la modernisation des armes (non-respect article VI du TNP1) ou par la construction de « boucliers défensifs » (contre qui : Iran ; Russie… ; concept contradictoire avec la doctrine de la dissuasion) ?

Dans la période récente, la conviction qu’il est désormais inutile d’accumuler les systèmes nucléaires a conduit Américains et Russes à conclure l’accord NEW START de 2010. Un nombre croissant de pays ont également adhéré à des zones dénucléarisées. Malgré leurs limites, ces quelques progrès ont maintenu ouverte la perspective du désarmement nucléaire.

6- La crise ukrainienne, venant après les désaccords russo-occidentaux sur la défense antimissile, sera-t-elle l’occasion, ou le prétexte, d’un nouveau blocage du désarmement nucléaire, aux conséquences imprévisibles pour la pérennité du consensus international en faveur de la non-prolifération ?

(Remarque sur les commentaires approximatifs concernant les prétendues conséquences de l’abandon par l’Ukraine de ses 1900 armes nucléaires, qui l’aurait mis en état de vulnérabilité devant la Russie !!)

La relation entre les pays de l’Alliance et la Russie est de toute évidence profondément affectée par les évènements d’Ukraine. La voie des sanctions a été justement choisie pour faire revenir la Russie à un comportement compatible au rétablissement de relations normales entre elle et les pays de l’Union européenne. Mais ces sanctions doivent avoir un but : elles doivent déboucher sur le retour à une paix durable, ce qui suppose :

– d’une part la fin des combats et de l’ingérence russe ;

– d’autre part la prise en compte des intérêts économiques légitimes de la Russie et des mesures de décentralisation qui permettront aux Ukrainiens de langue russe de voir leur identité respectée dans le cadre de la souveraineté ukrainienne.

Si toutes les parties gardent la tête froide et une vision claire de leurs intérêts communs, ce but pourra être atteint. Le plus dangereux serait de s’installer dans les sanctions : comme toute guerre, la guerre économique doit être strictement subordonnée à la réalisation d’objectifs politiques bien définis.

Il faudra ensuite revenir à la coopération et savoir clore cet épisode de confrontation. La question du désarmement, et notamment du désarmement nucléaire devra être un élément prioritaire de ce retour au partenariat.

7- Certains pays de l’OTAN, notamment la Pologne et les pays baltes viennent d’obtenir un renforcement des mécanismes de projection de forces alliées sur leur territoire, pour rendre plus visible la garantie de sécurité que leur offre l’article V du Traité de l’Atlantique nord.

Mais, alors qu’ils demandaient que soient créées de nouvelles bases permanentes sur leur territoire, il a été heureusement décidé de ne pas remettre en cause « l’Acte fondateur » de 1997 sur les relations entre l’Alliance atlantique et la Russie. Il faut s’en féliciter, car cet accord est essentiel pour éviter que le différend entre l’Occident et la Russie prenne une dimension nucléaire : il exclut en effet les déploiements permanents de forces sur le territoire des nouveaux pays membres de l’OTAN ; il confirme aussi que les alliés n’ont pas « d’intention, de projet ou de raisons » d’y déployer des forces nucléaires.

Il n’en reste pas moins que, depuis plusieurs années, le climat des négociations de désarmement ne cesse de se dégrader en Europe :

– le Traité sur les forces conventionnelles est en situation de mort clinique ;

– les Américains viennent d’accuser les Russes de violations du Traité sur les FNI (Forces Nucléaires Intermédiaires) ;

– certains voudraient que l’OTAN dirige son bouclier antimissile contre la Russie, contrairement à toutes les assurances initiales ;

– enfin, la modernisation des ANT (Armes Nucléaires Tactiques) américaines en Europe, actuellement sans utilité militaire, pourrait leur rendre des missions opérationnelles et enclencher une course aux armements nucléaires de courte ou moyenne portée.

8- Il est dès lors indispensable que les pays occidentaux et la Russie reprennent au plus tôt le dialogue sur la dimension nucléaire de la sécurité européenne.

Ce dialogue devrait d’abord porter sur des mesures de transparence et de confiance concernant la nature des armements nucléaires tactiques, leur nombre, leur localisation, leur statut opérationnel ou leur doctrine d’emploi.

Des mécanismes pourraient également être envisagés pour la prévention des incidents nucléaires. Pour lever les objections russes, pourquoi ne pas étendre les négociations aux systèmes antimissiles ?

Même si, par leur fonction, les armes nucléaires aéroportées françaises se distinguent des armes tactiques américaines, elles pourraient également être intégrées dans ces discussions. Beaucoup se posent d’ailleurs en France la question du maintien de ces armes en raison de leur faible intérêt stratégique et de leur coût. Leur abandon pourrait s’inscrire dans le cadre d’une approche européenne du désarmement nucléaire en Europe.

À plus court terme, deux questions sont prioritaires : garantir la pérennité du Traité sur les forces nucléaires intermédiaires, dont la mise en cause serait très dangereuse pour la sécurité européenne et écarter tout projet d’utilisation des défenses antibalistiques contre la Russie. Si tel n’était pas le cas, le risque d’une confrontation nucléaire pourrait reparaître en Europe.

9- La prochaine conférence d’examen du TNP, prévue pour 2015, se déroulera probablement dans de mauvaises conditions.

– Les pays non nucléaires ne manqueront pas d’y relever la modernisation rapide des systèmes nucléaires de toutes les puissances dotées (y compris la France) en méconnaissance de l’article VI du TNP.

– Circonstance aggravante : la Russie a mis en cause l’intégrité territoriale de l’Ukraine en contradiction avec les garanties de sécurité qui lui avaient été données en 1994 lors de sa renonciation à l’arme nucléaire dans le mémorandum de Budapest.

– L’absence de tout progrès sur la question de la zone exempte d’armes de destruction massive (ZEAN) au Moyen-Orient sera également une cause majeure d’irritation, de même que l’absence prévisible de progrès dans les négociations de désarmement nucléaire.

Pour éviter un échec de la conférence d’examen, les puissances nucléaires ont à mon sens le devoir de consentir à de nouveaux engagements de désarmement, malgré l’étendue de leurs désaccords dans d’autres domaines. Je rappelle que les grands accords de contrôle du désarmement ont été signés pendant la Guerre froide !

– Ces engagements pourraient par exemple porter sur la transparence des armements tactiques déjà évoquée ou encore sur la réduction du niveau d’alerte des systèmes nucléaires.

– Les Européens devraient, pour leur part, continuer de plaider fortement auprès des Etats-Unis et tout particulièrement du Sénat américain la nécessité d’une ratification rapide du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires et en faire un thème constant des discussions transatlantiques.

– Il faudrait également relancer les négociations pour l’interdiction de la production des matières fissiles à usage militaire.

Ces propositions ont été faites il y a 3 mois par 50 personnalités européennes de premier plan (politiques, militaires, diplomates), sous l’égide d’ELN.

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La multiplication des crises semble avoir fait passer au second plan, pour le moment, la question de la lutte contre la prolifération. C’est pourtant une des menaces les plus graves pour la sécurité internationale. Le désaccord entre l’Iran et l’Occident sur les programmes nucléaires iraniens conserve un potentiel considérable de déstabilisation, en cas d’échecs des discussions en cours.

Il serait illusoire de vouloir faire face à un tel défi sans une mobilisation de l’ensemble de la communauté internationale, Russie et Chine comprises et sans une volonté politique affirmée de relancer les processus de désarmement.

1 « Chacune des parties au traité s’engage à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire, et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace »

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IDN-France

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