Débattre de la dissuasion nucléaire, c’est possible

Entretien avec Paul Quilès, ancien Ministre de la défense, Président d’ALB et Camille Grand,  Directeur de la Fondation pour la recherche stratégique. 

Ce débat a été organisé par la revue « Alternatives Internationales », qui en publie un résumé dans son numéro de janvier 2014.

(Propos recueillis par Yann Mens). 

 

 

 

 

François Hollande, comme Nicolas Sarkozy avant lui, ont qualifié l’arme nucléaire d’assurance-vie pour la France. Cette description vous semble-t-elle juste ? 

       Paul Quilès : Cette expression relève des contre-vérités dont se nourrit le débat sur la dissuasion nucléaire en France. Ou plutôt l’absence de débat, car un consensus est supposé régner dans le pays sur ce sujet. L’utilisation éventuelle de l’arme nucléaire est censée faire peur à un éventuel adversaire pour le dissuader de nous attaquer et d’envahir notre territoire.  Les défenseurs de la dissuasion, en France et ailleurs, estiment qu’elle a évité une conflagration entre les deux blocs pendant la Guerre Froide. A supposer même que cela soit vrai, nous sommes aujourd’hui dans une situation internationale très différente. Les puissances capables de lancer un missile à tête nucléaire sont au nombre de huit. Et cependant, la dissuasion reste  pensée à peu près dans les mêmes termes qu’avant la chute du Mur de Berlin. En réalité, cette idée d’assurance-vie cache une grande hésitation dans la doctrine censée expliquer le bien-fondé de l’utilisation de l’arme nucléaire. 

     Camille Grand : Si l’arme nucléaire n’est d’aucune efficacité contre le terrorisme ou pour prévenir les conflits régionaux, elle  joue un rôle essentiel dans la prévention de conflits majeurs entre puissances majeures. Bien que le nombre de puissances nucléaires ait augmenté en effet, aucun affrontement ne s’est produit entre elles et on peut empiriquement attribuer leur prudence à la dissuasion. Dans le même temps, on ne peut complètement exclure une remontée des tensions entre grandes puissances.  Et si les négociations actuelles finissaient par échouer, un pays comme l’Iran pourrait constituer, à un horizon relativement rapproché, une menace nucléaire pour la France. Dans un contexte international incertain, la France trouve dans la dissuasion la « garantie ultime de sa  sécurité », expression que je préfère l’assurance vie, et aussi un levier  de son influence sur la scène internationale, pour un coût, relativement modeste (0,15% du PIB, soit 10% du budget de la défense). Cela dit, l’hypothèse de la menace d’emploi de l’arme nucléaire, sans même parler de son emploi effectif, est réservée à des situations où la survie même de la nation serait mise en cause

       Paul Quilès: Mais la définition de ces intérêts vitaux est hasardeuse… Les présidents de la République successifs les ont interprétés de manière différente. En 2006, Jacques Chirac  a même évoqué l’emploi de l’arme nucléaire en cas de menaces sur nos approvisionnements stratégiques. Quant à Nicolas Sarkozy, il a parlé en 2008 d’un « avertissement nucléaire ». Et donc d’une menace d’utilisation en premier de cette arme, ce qui est parfaitement contraire à la doctrine classique de dissuasion en France.

       Camille Grand :  Jacques Chirac avait évoqué des risques portant sur les approvisionnements stratégiques, non pas strictement au titre des intérêts vitaux mais dans le même développement de son discours. Ce qui pouvait laisser supposer une extension du champ de la dissuasion. Nicolas Sarkozy a réaffirmé sur ce point une définition plus traditionnelle en 2008. De manière constante, la définition des intérêts vitaux comprend l’ensemble du territoire national, la population et les principaux centres de pouvoir d’Etat.  Notre dissuasion couvre aussi les intérêts vitaux du Royaume Uni, autre puissance nucléaire. C’est beaucoup moins explicite en ce qui concerne ceux de nos autres partenaires européens. Enfin, la dissuasion française contribue depuis 1974 à la posture générale de dissuasion de l’OTAN.

       Paul Quilès: Sauf qu’on ne nous dit pas précisément comment. Et qu’on nous parle dans le même souffle de l’autonomie de décision de la France. C’est incompréhensible et inaudible pour l’opinion. Tout cela montre qu’en matière de dissuasion, notre système politique est d’essence monarchique, même si le chef de l’Etat est conseillé par des experts, eux-mêmes informés par des industriels, soutenus par des militaires, avec au départ de la chaîne, des physiciens nucléaires. Il n’y pas en France de délibération publique, démocratique concernant la dissuasion. Le dernier débat en séance plénière à l’Assemblée Nationale sur ce sujet date de 1995 !  Certes, le sujet est parfois discuté en commission de défense, mais pas dans l’hémicycle. Et il ne donne jamais lieu à un vote spécifique. Quant à l’opinion, on lui fait dire ce que l’on veut. C’est ainsi que la Délégation à l’Information et à la Communication de la Défense (DICOD) a réalisé en avril 2013 un sondage qui posait notamment la question suivante : « A propos de la force nucléaire française, diriez-vous personnellement qu’elle doit être modernisée pour en maintenir la crédibilité, ou qu’il faut s’en tenir à ce qui existe, ou qu’il faut la réduire ? ». Mais qu’est-ce que les personnes interrogées savent du contenu de la force nucléaire française, de sa crédibilité, de sa modernisation ? Un tel libellé est manifestement destiné à obtenir une majorité de réponses positives pour continuer à faire croire qu’il y a en France un consensus sur la dissuasion.

       Camille Grand : Depuis les débuts de la dissuasion française, il y a eu des débats, parfois vifs, au sein de la classe politique, dans le monde militaire, chez les spécialistes des questions stratégiques, dans les milieux favorables au désarmement… même s’ils n’ont pas touché toute l’opinion. Mais c’est le cas des questions de défense de manière plus générale. J’ajoute que les sondages de la DICOD montrent des taux d’approbation constants sur la longue durée. Ce qui n’est pas le cas en Grande-Bretagne par exemple.

       Paul Quilès: Le débat sur la dissuasion est extrêmement limité, même dans les cercles fermés que vous évoquez. Ainsi, sur décision du président de la République, la Commission qui a élaboré le Livre Blanc sur la Défense en avril 2013 avait pour instruction du chef de l’Etat de ne pas la remettre en cause. C’est bien le signe qu’elle est considérée comme intouchable.

 La dissuasion peut-elle vraiment fonctionner avec un nombre d’acteurs nucléaires croissant ?

       Paul Quilès: La notion même de dissuasion présuppose, comme l’a montré la Guerre Froide, un adversaire principal que l’on menace de représailles s’il compte utiliser l’arme nucléaire.  Or aujourd’hui, nous ne sommes plus du tout dans le contexte d’un affrontement entre blocs, entre grandes puissances clairement définies, mais dans un monde où les acteurs nucléaires sont plus nombreux et divers.

       Camille Grand : Un diplomate suisse a dit un jour que la dissuasion à deux,  c’est une partie d’échec : il y a peu de part pour le hasard. A quatre ou cinq, c’est comme de jouer  au  bridge : des règles peuvent encore être respectées. A 35, c’est de la roulette de casino…. Raison pour laquelle il faut limiter la possession de l’arme nucléaire au plus petit nombre de pays possibles. En outre, il ne suffit pas de détenir l’arme nucléaire pour savoir pratiquer la dissuasion. Durant la Guerre Froide, nous avons frôlé à plusieurs reprises le conflit nucléaire, car les Etats-Unis et l’Union Soviétique ont mis longtemps à apprendre à encadrer l’utilisation de cette arme, à ne pas monter aux extrêmes au premier signe suspect, à communiquer… Je ne considère donc pas comme allant de soi que n’importe quelle puissance émergente qui dispose de la bombe, ou qui en disposerait demain, puisse découvrir naturellement les vertus de la dissuasion.

 Si la France et d’autres grandes puissances disposent d’une assurance vie, n’est-il pas légitime que certains pays  veuillent un jour s’en doter aussi, même s’ils ont signé le TNP ?

       Camille Grand :Je ne crois pas que les décisions prises par la France dans le domaine nucléaire aient un impact sur la politique de l’Iran, de la Corée du Nord ou d’autres pays qui pourraient être tentés par l’acquisition de l’arme nucléaire.  Que la France détienne 300 têtes nucléaires ou aucune ne change rien à leur choix. En revanche, compte tenu de leur taille respective, les arsenaux russe (11 000 têtes) et américain (8500) ont un impact considérable en la matière.

 En vertu de l’article 6 du TNP, les cinq Etat signataires dotés de l’arme nucléaire sont supposés désarmer. Pourquoi ne le font-ils pas davantage et plus vite ?

       Camille Grand : Il faut d’abord rappeler que cinq pays (Corée du Nord, Iran, Irak, Libye, Syrie) ont pu lancer des programmes nucléaires, voire acquérir une capacité nucléaire pour la première, tout en étant signataires du TNP. Le Traité, tel qu’il fonctionne aujourd’hui, ne donne donc pas les assurances suffisantes en matière de non-prolifération ce qui n’incite pas les Etats dotés à désarmer. L’article 6 du TNP demande la cessation de la course aux armements nucléaire, puis, la maîtrise de ces armements, et enfin seulement le désarmement nucléaire dans le cadre d’un désarmement général et complet. Vu l’ampleur des stocks soviétique et américain durant la Guerre Froide, 70 000 armes nucléaires à eux deux, l’effort de réduction a porté avant tout sur la Russie et les Etats-Unis. Puis la France et le Royaume Uni ont diminué leurs arsenaux. Ce qui n’a pas été le cas de la Chine, ni des trois seuls pays au monde non signataires du TNP (Inde, Pakistan et Israël qui ne reconnaît pas détenir l’arme nucléaire). En outre, la France  a ratifié le traité sur l’interdiction des essais, ce que n’ont fait ni les Etats-Unis, ni la Chine notamment. De même, elle a renoncé à produire des matières fissiles.

       Paul Quilès: Elle s’y est engagée seulement quand elle a disposé d’un stock suffisant pour plusieurs décennies. De même qu’elle n’a renoncé aux essais physiques que lorsque la mise au point de la simulation informatique d’essais a été suffisamment avancée pour que l’on puise s’en passer. Quant aux arsenaux, ce n’est pas parce que durant la guerre froide, le stock mondial avait atteint un niveau délirant que nous sommes aujourd’hui raisonnables avec un stock planétaire de « seulement » 17 000 armes. L’article 6 du TNP prévoit bien la cessation de la course aux armements nucléaires « à une date rapprochée ».

       Camille Grand : Si demain nous avions une solution positive à la crise iranienne, des garanties sur une stabilisation positive du Moyen Orient, des éléments rassurants concernant la course aux armements qui traversent toute l’Asie, nous pourrions avancer plus vite la voie du désarmement nucléaire. En attendant, je note qu’un pays comme la Chine parle de désarmement, de non emploi en premier, mais que sa politique nucléaire est très opaque, avec une modernisation rapide de son arsenal.  Il faut  veiller à ce que la pression en faveur du désarmement, à laquelle les démocraties sont évidemment plus sensibles, ne finisse par les placer en position de faiblesse militaire face à des régimes autoritaires.

      Paul Quilès: Sans doute, mais la France aussi modernise son arsenal, en passant par exemple du missile M45 au M51, dont la portée est de 9000 kilomètres. Un missile qui vise la Chine même si on ne le dit pas. La modernisation de notre arsenal est contraire à l’article 6 du TNP. Je souhaite que la France y mette fin. C’est l’une des dix décisions que la France devrait prendre, et dont je dresse la liste dans mon dernier ouvrage : réduire le niveau d’alerte de ses forces nucléaires, améliorer la transparence de ses arsenaux, s’engager à un non-usage en premier de l’arme nucléaire… Sans compter des initiatives diplomatiques qu’elle pourrait appuyer visant à l’élimination des armes tactiques en Europe ou à la création d’une zone dénucléarisée au Moyen Orient. On ne peut pas affirmer (ce qui est d’ailleurs inexact !) que la France compte sur la scène internationale parce qu’elle détient l’arme nucléaire et, dans le même temps, ne pas être capable de faire entendre sa voix et de peser, par des initiatives concrètes, dans le débat international sur le désarmement nucléaire.

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