Peut-on encore débattre en France de la dite « dissuasion nucléaire » ?

Article de Francis Lenne, écrit pour IDN le 13 octobre 2017.

Le débat actuel sur la dite « dissuasion nucléaire » est aujourd’hui, en France, d’une affligeante pauvreté et d’une stérilité qui ne semble pas à la hauteur des enjeux que ce concept et les pratiques qui en découlent représentent. Il est également étouffé. En effet, à quelques très rares exceptions près, les dits « spécialistes » français, qu’il soient politiques, stratégistes, chercheurs, militaires ingénieurs ou opérationnels, ou encore industriels, ne savent trop souvent qu’ânonner les vieux poncifs en reprenant les discours éculés inlassablement rabâchés par le « Livre blanc sur la sécurité et la défense ». Nous devons sortir de cette impasse car notre pays ne peut rester absent des avancées mondiales en cours, avancées qui auront de lourdes conséquences non seulement en matière de sécurité mais aussi de transitions économiques, sociétales et environnementales.

Résumons-nous. La « dissuasion nucléaire » française est « tous azimuts », « indépendante », elle assure la défense de nos « intérêts vitaux » et « participe à la défense européenne » au côté de nos « alliés de l’OTAN » grâce à ses « deux composantes maritimes et aériennes » en alerte « permanente » sous le « contrôle direct du chef de l’État », elle est « la garantie ultime de la souveraineté de la France » ; de plus « la France considère que sécurité collective et désarmement sont liés. Elle estime donc nécessaire un effort soutenu en faveur du désarmement ».

Signature du Traité de Non Prolifération Nucléaire

Faut-il également rappeler que la France a ratifié le Traité de Non Prolifération dont l’article VI exige depuis plus de 25 ans « de poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire ». En 2015, le ministère des Affaires Etrangères français affirmait encore que « l’objectif de la France reste de privilégier les actions concrètes et réalistes permettant de progresser vers les conditions de réalisation d’un monde sans armes nucléaires conformément à l’article VI du TNP ». Cependant, après cette déclaration volontariste suivie d’un mois de négociations, la neuvième Conférence d’examen du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) de 2015 fut un échec et ne parvint pas à adopter un document final. Nous devrons attendre 2020, mais comment avancer si le débat reste confiné entre les mains des mêmes spécialistes, manifestement impuissants.

En quoi la dissuasion participe-t-elle à la sécurité de la nation ?

 Cette doctrine est bien ce qui est enseigné dans nos écoles. Cependant, la seule question qui soit posée officiellement, dans les livres, à nos chers collégiens est « En quoi la dissuasion participe-t-elle à la sécurité de la nation ? » mais jamais « La dissuasion nucléaire, qu’elle soit française ou mondiale, est-elle encore pertinente ? », ou encore « Pourquoi seuls cinq pays sont-ils légitimés pour posséder des bombes atomiques et dans ce cas pourquoi cette « garantie ultime de souveraineté », si elle est bien une réalité, est-elle refusée aux autres ? ». Le général Poirier, pour ceux qui ont encore entendu parler de ce géniteur français du concept de dissuasion, doit se retourner dans sa tombe.

Jean-Pierre Chevènement

Les politiciens, stratégistes et industriels qui publient leurs abondantes « réflexions » dans les revues et livres soutenus par les institutions nationales reprennent ce discours avec force circonvolutions qui leur conférent un air d’intellectualisme, mais une lecture attentive permet d’y relever moult contradictions, moult sophismes. Un livre entier n’y suffirait pas pour les analyser. Le lecteur français, en tentant de s’affranchir de son conditionnement national, pourra lire par exemple les œuvres récentes (beaucoup sont en libre service sur Internet) d’auteurs prolifiques et « bien pensants » comme Messieurs Bruno Tertrais (FRS), Jean Klein (Sorbonne), ou les propos de ministres comme Messieurs Jean-Pierre Chevènement ou Hubert Védrine, largement publiés sur les sites de notre Parlement. Nous nous excusons ici de ne pouvoir citer tous ces éminents penseurs. Si, par témérité, parfois, une voie s’élève pour tenter d’exprimer le début d’un commencement de doute sur certains aspects de leurs « raisonnements », son auteur est immédiatement conspué, traité, au mieux, de « bisounours », sophisme ad hominem des plus vulgaires qui évite encore une fois le débat sur le sujet en s’attaquant aux personnes. Ainsi, en 2013, le député M Gwenegan Bui, pourtant attaché à la dissuasion, déplorait que « cette confidentialité de nombreuses informations et la nécessaire incertitude qui entoure la dissuasion conduisent trop souvent à considérer, à tort, que cette dernière ne doit et ne peut être débattue. On se retranche alors derrière l’évidence d’un dogme établi et on recourt à l’invective pour décrédibiliser ses interlocuteurs. Votre rapporteur en a d’ailleurs fait la désagréable expérience lorsqu’il tenta de soulever divers sujets relatifs à la dissuasion lors de l’audition du ministre de la Défense, M. Jean-Yves Le Drian, par la commission de la Défense nationale et des Forces armées, le 2 octobre dernier. »

Une vision qui prétend maintenir les armes atomiques jusqu’en 2080

Citons encore le Rapport d’information n° 4301 publié le 14 décembre 2016, déposé en conclusion des travaux d’une mission portant sur les enjeux industriels et technologiques du renouvellement des deux composantes de la dissuasion par les députés Bridey et Lamblin. Extrait : « Le monde demeure donc nucléaire, et c’est la première raison pour la France de maintenir sa dissuasion, tout en poursuivant son engagement en faveur du désarmement. Le statut de puissance nucléaire de la France crédibilise par ailleurs son engagement en faveur de ce désarmement… Si le monde évolue, les menaces comme les défis également. En somme, il faut aussi renouveler les moyens de la dissuasion pour répondre aux enjeux opérationnels, en anticipant le plus finement possible l’état des menaces dans des décennies. Le calendrier nous porte jusqu’à 2080 ! » (le point d’exclamation est dans le rapport).

Une vision qui prétend maintenir les armes atomiques jusqu’en 2080 comme preuve d’un engagement en faveur du désarmement, comment ne pas être interpellé par un pareil oxymore. Il est de plus assorti d’une absurdité intellectuelle lorsqu’il qui affirme nécessaire de disposer d’une vision prospective sur les 60 prochaines années. Tout organisme sérieux en charge de réflexions prospectives ne s’aventure jamais sur un tel horizon mais tout au plus sur 10 à 20 ans. Il est fort peu probable que le Centre d’analyse stratégique (CAS), institution d’expertise et d’aide à la décision placée auprès du Premier ministre, ait formulé une telle proposition. Cette mission parlementaire a en revanche entendu, outre les experts du CEA, les industriels Thales, Safran, Airbus, Areva TA, DCNS, MBDA et d’autres concepteurs des systèmes d’armes impliqués dans la réalisation des forces de dissuasion. Cependant, les rapporteurs refusèrent d’auditionner des experts indépendants car selon eux ces auditions étaient inutiles, et même hors de propos. Lorsque ces organismes indépendants, pourtant agrées auprès du Parlement, interrogèrent les rapporteurs sur les raisons de ce refus, la réponse qui leur fut adressée le 5 décembre 2016, soit une semaine après la clôture des travaux, fut la suivante : « Cela aurait été hors sujet de discuter du bien-fondé de la dissuasion », imaginant ainsi, de plus, une intention dans le discours que ces organismes auraient tenu sans même les avoir entendus. Nos députés sont sans aucun doute allé chercher ailleurs leurs sources d’inspiration. Chacun pourra librement conduire sa réflexion sur les possibles origines de ces sources.

Pourtant, ces hautes personnalités nucléaristes, qu’il s’agisse de stratégistes, de parlementaires, de ministres, ne manquent pas d’intelligence, leurs parcours le démontre. Nous devons donc nous interroger sur la source de leur blocage intellectuel dès que cette question de la dite « dissuasion nucléaire » est abordée.

Les bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki furent l’échec historique le plus grave qui soit dans l’histoire de l’humanité.

Revenons pour cela aux origines. Les bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki furent l’échec historique le plus grave qui soit dans l’histoire de l’humanité. Dernier acte odieux, avec la Shoah, des massacres de la Seconde Guerre mondiale, il fut aussi le point de départ de quarante ans de « Guerre froide » émaillés de conflits majeurs, y compris avec de possibles emplois d’armes nucléaires (Indochine, Cuba, fausses alertes, …) et d’accidents graves les concernant, sur tous les continents. Les compétitions agressives entre les « grandes puissances », qui se poursuivent encore, conduisirent de plus à multiplier ces bombes atomiques en dépit des résolutions des Nations Unies et des Traités.

L’amiral Leahy

Cet acte, dont les intentions réelles furent déniées par une manipulation de l’histoire, fut également immédiatement suivi par la fabrication compulsive de bombes atomiques de plus en plus énergétiques, précises, pénétrantes, et dont les essais détruisirent à jamais de nombreux sites sur notre planète et firent à nouveau et font encore de nombreuses victimes. Non seulement le massacre de 200 000 civils à Hiroshima et à Nagasaki (pour la plupart travailleurs sans armes, femmes, enfants et vieillards) fut perpétré sans que l’ultimatum lancé aux dirigeants japonais ne précise la nature atomique de la menace mais, de plus, il ne fut stratégiquement pas nécessaire. En 1995, dans ses Mémoires, l’amiral Leahy, chef d’état-major particulier des présidents Roosevelt puis Truman, expliquait déjà : « Les Japonais étaient déjà vaincus et prêts à se rendre. (…) L’utilisation à Hiroshima et à Nagasaki de cette arme barbare ne nous a pas aidés à remporter la guerre. (…) En étant le premier pays à utiliser la bombe atomique, nous avons adopté (…) la règle éthique des barbares ». Le général Eisenhower écrivit aussi dans ses Mémoires : « À ce moment précis, le Japon cherchait le moyen de capituler en sauvant un peu la face. (…) Il n’était pas nécessaire de frapper avec cette chose horrible ».

Pourtant Eisenhower, devenu président des États-Unis de 1953 à 1961, à l’instar des dirigeants soviétiques, s’engagea dans une production de bombes dépassant toute raison, jusqu’à plus de 30 000 pour chacun de ces deux pays avant la chute du mur de Berlin. Le nombre de bombes atomiques dans le monde est maintenant de 15 800 mais leur puissance et leurs performances se sont encore accrues. Si les criminels de l’Holocauste furent jugés et condamnés, ce ne fut pas le cas des vainqueurs qui durent tenter de justifier cet acte et ces deux bombes en construisant une stratégie qui se nomma elle-même « de dissuasion » et qui justifiait à nouveau cette production effrénée. Le traumatisme de Hiroshima et de Nagasaki s’entretint ainsi de lui-même et affecta toute l’humanité. Nous vivons depuis à l’ère de la terreur nucléaire.

L’argument répété en boucle – « il ne faut pas baisser la garde » – cache souvent des intérêts particuliers ou corporatistes et un vide conceptuel.

Reprenons les questions que se posait Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, pourtant alors nucléariste convaincu, dans une Tribune de Libération du 9 juillet 2012 : « L’argument répété en boucle – « il ne faut pas baisser la garde » – cache souvent des intérêts particuliers ou corporatistes et un vide conceptuel. Il n’est en rien irrationnel de poser la question de la dissuasion nucléaire et de son utilité. Quelles sont les menaces qui pèsent sur nous ? Quel est le rôle de notre force nucléaire pour les contrer ? Quelle est la fonction de la dissuasion ? Quel est notre concept de dissuasion nucléaire ? » Que les nucléaristes ne s’effraient pas : il ne s’agit en rien de s’engager sur la suppression immédiate et unilatérale de nos bombes ; ce serait de toute façon impossible, contre-productif et contraire à nos engagements internationaux qui exigent un désarmement général, complet et concerté conformément à l’article VI du TNP. Pascal Boniface poursuivait : « La France s’est montrée frileuse, se contentant souvent de présenter comme démarche de désarmement ce qui n’était que la résultante de réduction budgétaire. La France pourrait utilement reprendre l’initiative en ce domaine. » Elle reste encore frileuse aujourd’hui en se contentant de suivre les puissances nucléaires du club de 5 et de leurs vassaux dans leur refus d’accompagner les travaux de l’ONU sur le nouveau Traité d’interdiction des armes nucléaires déposé depuis le 7 juillet 2017, qui réaffirme et complète les exigences du TNP.

Les nucléaristes, sûrs de leur fait, devraient bien au contraire accepter et même exiger ce débat pour que la réflexion conduise à un véritable projet de transition vers un monde libéré de ces armes de destruction massive auquel ils aspirent, du moins le prétendent-ils, tout en garantissant la sécurité qu’ils exigent durant cette phase de changement. Rassurons donc les, et tout particulièrement Hubert Védrine qui s’inquiétait de la santé mentale des bisounours dont beaucoup furent et sont des Prix Nobel, comme l’organisation ICAN cette année que nos députés refusèrent d’entendre, leurs craintes post-traumatiques seront également entendues.

Des informations détaillées sur ce sujet sont proposées avec le livre Le deuil de Hiroshima et de Nagasaki disponible gratuitement sur le site

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