Entretien avec Hubert Védrine : réalisme et utopie

Le 11 mars 2021, l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine s’est aimablement prêté à un entretien en ligne avec des membres d’IDN, association dont il a dit d’emblée ne pas partager l’objectif. Brillant comme à l’accoutumée, se référant souvent à l’histoire et à sa propre expérience, il a dressé un tableau sévère de la situation géopolitique du monde actuel, qualifiée de « chaos ». Assumant son inspiration « réaliste », au sens de la théorie des relations internationales qui fonde les relations entre nations uniquement sur leur puissance et leur compétition, il a notamment évoqué la course aux armements, le délitement de l’architecture des traités de la guerre froide et la faiblesse de la « communauté internationale ».

On ne peut hélas qu’acquiescer à cette vision froide et lucide. Là où le bât blesse est la conclusion qui en est tirée ou plutôt la résignation qui semble s’en déduire. Le scepticisme de l’ancien ministre à l’égard des initiatives en faveur du désarmement nucléaire, dont il qualifie certains soutiens de « bisounours » ou d’« utopistes », repose sur la conviction que c’est l’arme nucléaire qui a garanti la paix entre grandes puissances. Il pense cette analyse largement partagée par les experts alors qu’il ne s’agit que d’une croyance impossible à démontrer. Il oublie les nombreux cas où le monde s’est retrouvé au bord du précipice, la catastrophe étant évitée de justesse ou par pure chance. Il fait évidemment fi des conséquences humanitaires et sur l’environnement désastreuses déjà causées par les armes nucléaires et celles que leur emploi, délibéré ou non, provoquerait. Étonnamment par ailleurs, il semble accorder peu de valeur au droit international, minimisant la Charte de l’ONU ou les traités, dont le TNP, au motif que certains les violent. C’est un peu comme si, parce qu’il existe des criminels, on devait ignorer ou abolir le code pénal et laisser les puissants s’imposer par la force.

Il a raison de dire que le principal obstacle au désarmement est le refus des dirigeants des puissances nucléaires de se débarrasser des armes nucléaires dont ils sont devenus « fétichistes ». C’est en fait reconnaître que la valeur de ces armes est politique et symbolique. Mais, pour autant, l’action de la société civile, au moins dans les démocraties, et celle de la majorité des nations à l’ONU ne consiste-t-elle pas précisément à démystifier ces armes à cause de leur inutilité militaire et de leurs conséquences destructrices pour l’humanité et l’environnement ? Hubert Védrine inclut d’ailleurs la menace environnementale et climatique comme l’un des principaux risques auxquels le monde est confronté. La course aux armements nucléaires ne risque-t-elle d’aggraver encore cette menace ?

Fort de sa certitude sur le rôle pacificateur de l’arme nucléaire, l’ancien ministre semble ignorer que d’autres anciens dirigeants tout aussi « réalistes », car ayant eu des responsabilités dans le fonctionnement du système de la dissuasion nucléaire, alertent aujourd’hui sur le risque accru et inacceptable de catastrophe nucléaire et soutiennent la démarche du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN). Voir par exemple la liste des membres de « Global Zero » ou des 56 personnalités, dont deux anciens Secrétaires généraux de l’OTAN, appelant à la signature du TIAN.

C’est pourquoi un domaine de dialogue possible entre les partisans du désarmement nucléaire et les tenants de la dissuasion pourrait concerner la réduction du risque stratégique, conformément d’ailleurs à l’engagement des puissances nucléaires et des pays du G7. En effet, ni les « réalistes » ni les « utopistes » ne survivraient à la catastrophe nucléaire et, que l’arme nucléaire soit illégale ou non n’aurait aucune importance pour les millions de ses victimes.

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Marc Finaud

Marc Finaud

Marc Finaud est un ancien diplomate de carrière. Il travaille désormais comme formateur pour jeunes diplomates et officiers au sein du Centre de Politique de Sécurité de Genève (GCSP) dans tous les domaines de la sécurité internationale. Au cours de sa carrière diplomatique, il a été affecté à plusieurs postes bilatéraux (URSS, Pologne, Israël, Australie) ainsi qu’à des missions multilatérales (CSCE, Conférence du Désarmement, ONU). Il est titulaire de Masters en Droit international et en Sciences politiques. Il a aussi été Collaborateur scientifique de l’Institut des Nations unies pour la Recherche sur le Désarmement (UNIDIR) (Programme sur les Armes de destruction massive). Au sein d’IDN, il a la responsabilité d’assurer les relations internationales et diplomatiques de l’association. Il participe au Comité de rédaction.
Marc Finaud

Marc Finaud

Marc Finaud est un ancien diplomate de carrière. Il travaille désormais comme formateur pour jeunes diplomates et officiers au sein du Centre de Politique de Sécurité de Genève (GCSP) dans tous les domaines de la sécurité internationale. Au cours de sa carrière diplomatique, il a été affecté à plusieurs postes bilatéraux (URSS, Pologne, Israël, Australie) ainsi qu’à des missions multilatérales (CSCE, Conférence du Désarmement, ONU). Il est titulaire de Masters en Droit international et en Sciences politiques. Il a aussi été Collaborateur scientifique de l’Institut des Nations unies pour la Recherche sur le Désarmement (UNIDIR) (Programme sur les Armes de destruction massive). Au sein d’IDN, il a la responsabilité d’assurer les relations internationales et diplomatiques de l’association. Il participe au Comité de rédaction.

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Une réponse

  1. Très juste analyse des propos d’Hubert Védrine.
    Nous l’avions déja entendu tenir le même raisonnement dans le film  » la bombe et nous ».
    Son mépris pour le droit international est inquiétant et consternant, comme son côté donneur de leçons.
    Il ne semble pas vouloir comprendre que les armes nucléaires mettent en péril l’humanité et notre planète.