Initiatives pour le

désarmement nucléaire

Promouvoir un désarmement multilatéral, progressif et contrôlé

À la une

Un personnage singulier dans le paysage moyen-oriental

Le 21 juin 2017, à l’âge de 31 ans, Mohammed ben Salmane (« MBS ») est désigné comme le prince héritier d’Arabie saoudite par son père, le roi Salmane ben Abdelaziz Al Saoud. C’est une transmission du pouvoir sans précédent en Arabie saoudite, rompant avec le système traditionnel adelphique, basé sur la fraternité. Mohammed ben Salmane n’est pas le cousin le plus âgé ni l’aîné de sa fratrie, mais plutôt le fils favori du roi Salmane. Le 27 septembre 2022 marque sa nomination en tant que Premier ministre, un rôle précédemment occupé par son père. Sous le Programme de transformation nationale lancé en janvier 2016, Mohammed ben Salmane élabore une feuille de route pour mettre en œuvre des réformes économiques et sociales visant à métamorphoser profondément l’économie saoudienne vers la diversification, l’ouverture, l’industrialisation et la modernisation. Le 25 avril 2016, le plan Vision 2030 révèle une série de mesures englobant le développement durable, l’e-gouvernement et le renforcement du rôle des femmes dans l’économie saoudienne. Parallèlement, son accession au pouvoir coïncide avec le début de l’intervention militaire saoudienne contre les Houthis pendant la guerre civile yéménite. Cette période est également marquée en 2017 par la crise du Golfe se traduisant par un embargo saoudien envers le Qatar.

 

Le prince héritier Mohammed Salmane le 14 décembre 2021 lors d’un sommet des pays du Golfe. Bandar Aljaloud/AP

 

Une période de détente engagée par un géant mondial

Depuis lors, une nouvelle dynamique émerge dans la région, façonnée par la personnalité de MBS, qui redéfinit les paramètres de la politique étrangère et intérieure de l’Arabie saoudite. Il adopte une approche volontariste avec une quête d’acceptation et de légitimité à l’échelle internationale. MBS reconnaît également que la guerre au Yémen entraîne des coûts économiques significatifs et une perception négative. Il comprend que la réalisation de son projet, qu’il soit économique, social ou culturel, dépend de la stabilisation de la situation régionale, en mettant en avant la nécessité d’apaiser les tensions, en particulier avec l’Iran. Effectivement, l’Arabie saoudite et l’Iran sont des acteurs majeurs au Moyen-Orient. L’Arabie saoudite utilise son influence à travers le pétrole, influençant tant les prix que les quantités produites. De son côté, l’Iran se distingue par les deuxièmes réserves mondiales de gaz naturel et une spécificité religieuse chiite. Cependant, l’Iran continue de faire face aux sanctions occidentales qui ont des répercussions économiques significatives. La Chine a joué un rôle clé dans l’apaisement des relations entre l’Iran et l’Arabie saoudite, orchestrant l’accord de Pékin du 10 mars 2023 qui prévoit la réouverture des ambassades dans les deux mois, avec un principe de souveraineté et le rejet de toute ingérence. Pour la Chine, cela revêt une grande importance, car elle bénéficie des ressources gazières iraniennes et pétrolières saoudiennes. Éviter toute confrontation entre ces deux États est crucial sur le plan économique pour la Chine. Grâce à son approche faisant l’impasse sur les droits de l’homme, la Chine gagne le respect des deux pays et utilise son pouvoir d’influence pour favoriser une relation stable entre Téhéran et Riyad. Le rapprochement offre des opportunités économiques pour l’Iran, compte tenu de la situation plus favorable de l’Arabie saoudite sur le plan financier, ouvrant la voie à un partenariat économique. Cependant, la relation demeure teintée d’une absence de confiance, alimentée par des différences marquées entre chiites et sunnites, ainsi que des disparités idéologiques, ethnico-culturelles. Ces divergences s’étendent également à des tendances structurelles et des facteurs de sécurité régionaux, avec des préoccupations liées à la déstabilisation de groupes affiliés à l’Iran.

En résumé, il s’agit d’un processus de rééquilibrage, confronté à un dilemme sécuritaire et à un jeu à somme nulle, souvent qualifié de pragmatisme précautionneux. L’Arabie saoudite, adoptant une position plus avantageuse que pendant la période de relation exclusive avec Washington, grâce à sa stratégie du hedging visant à diversifier ses partenaires commerciaux, militaires et diplomatiques, cherche désormais à maximiser les avantages découlant de cette nouvelle configuration.

 

Wang Yi, le plus haut diplomate chinois, entre Ali Shamkhani (à droite), secrétaire du Conseil de sécurité iranien, et Musaad al-Aiban (à gauche), ministre d’État saoudien, à Pékin le 10 mars 2023. (Source : NYT)

 

Les États-Unis manœuvrent pour contrer la Chine et l’Iran

La politique étrangère américaine au Moyen-Orient repose sur le Pacte du Quincy de 1945, garantissant à l’Arabie saoudite une protection militaire des États-Unis en échange d’un approvisionnement énergétique assuré. Conclu pour une durée initiale de 60 ans et renouvelé en 2005 sous la présidence de George W. Bush, ce pacte joue un rôle significatif dans la géopolitique régionale, justifiant la relation étroite entre l’Arabie saoudite et les États-Unis. Les Américains cherchent aussi à intégrer une dynamique de normalisation des relations entre divers pays arabes, incluant l’Arabie saoudite, et Israël dans leur approche au Moyen-Orient. Les accords d’Abraham, lancés en septembre 2020 par l’administration Trump, visent la normalisation des liens diplomatiques entre Israël et les Émirats arabes unis (EAU) ainsi qu’entre Israël et le Bahreïn. Ces accords ont ensuite été étendus pour inclure le Maroc et le Soudan, provoquant un réalignement géopolitique sans précédent dans la région. La recherche de normalisation s’inscrit également dans les priorités stratégiques américaines visant à isoler l’Iran, favoriser les ventes d’armes américaines, contrer l’influence croissante de la Chine et entraver toute convergence entre l’Arabie saoudite et la Russie. Cette stratégie, initialement déployée dans d’autres régions, est désormais étendue au Moyen-Orient où Pékin a consolidé sa présence en établissant des bases d’influence solides, particulièrement dans les pays du Golfe.

 

Le président Donald Trump, au centre, avec, de gauche à droite, le ministre des Affaires étrangères du Bahreïn, Khalid bin Ahmed Al Khalifa, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, et le ministre des Affaires étrangères des Émirats arabes unis, Abdullah bin Zayed al-Nahyan, lors de la cérémonie de signature des accords d’Abraham, sur la pelouse sud de la Maison-Blanche le 15 septembre 2020 (Photo AP/Alex Brandon)

 

L’Arabie Saoudite déploie une feuille de route ambitieuse tournée vers 2030

Dans son plan de modernisation, Mohamed ben Salmane envisage de développer une industrie nucléaire civile, malgré la dépendance actuelle du pays à l’égard des combustibles fossiles pour la quasi-totalité de sa production d’électricité. Il vise à utiliser l’énergie nucléaire pour alimenter ses usines de dessalement d’eau et prévoit que les énergies renouvelables couvriront 25 % des besoins énergétiques du royaume d’ici 2030, avec un objectif ambitieux d’atteindre 50 % d’énergie « propre » à cette date en misant sur le nucléaire civil. Dans la perspective de la fin de la prédominance des hydrocarbures, le nucléaire représente une source cruciale pour répondre aux besoins énergétiques. Alors que le mix énergétique mondial repose largement sur le charbon et l’hydroélectricité, le royaume ne dispose pas de ces deux ressources, et le solaire ainsi que l’éolien ne lui paraissent pas suffisants à eux seuls. C’est pourquoi Riyad insiste depuis plusieurs années pour obtenir le soutien de Washington dans le développement d’un programme nucléaire civil. L’Arabie saoudite demande des conditions significatives pour établir des liens diplomatiques avec Israël, telles qu’évoquées en juillet dernier par Thomas Friedman dans le New York Times. Riyad aspire à un accord similaire à un « traité de sécurité mutuelle de type OTAN », obligeant les États-Unis à défendre l’Arabie saoudite en cas d’attaque, ainsi qu’à l’accès à un programme nucléaire civil et à l’achat d’armes américaines plus avancées, comme le système de défense antimissile THAAD. Pour obtenir ces nouvelles assurances de sécurité, les États-Unis cherchent à limiter la coopération entre Riyad et Pékin, particulièrement sur le plan technologique, et à garantir que MBS n’autorisera pas l’établissement de bases chinoises sur le territoire saoudien. Cependant, la concrétisation d’un tel accord demeure hautement incertaine en raison de divers obstacles potentiels.

 

La normalisation entre l’Arabie Saoudite et Israël face à des doutes profonds et existentiels

Les inquiétudes concernant l’Arabie saoudite ne se limitant pas au nucléaire civil sont palpables. Les réserves américaines à l’égard de la question nucléaire saoudienne sont illustrées par les propos d’un député américain à Mike Pompeo, ancien secrétaire d’État sous l’administration Trump, soulignant que : « si vous ne pouvez pas faire confiance à un régime avec une scie de boucher, vous ne devriez pas lui faire confiance avec des armes nucléaires » . Cette réticence s’inscrit dans le contexte des déclarations antérieures de MBS, affirmant que l’Arabie saoudite n’aspirait pas à posséder l’arme nucléaire mais suivrait le cas échéant si l’Iran la développait. De plus, les États-Unis semblent hésiter à fournir des armes sophistiquées à l’Arabie saoudite, par crainte de compromettre la supériorité militaire qualitative d’Israël, élément fondamental de leur politique au Moyen-Orient. Washington avait ainsi refusé de livrer à Riyad des missiles à longue portée (plus de 2000 km), que l’Arabie saoudite s’est procurés auprès de la Chine.

Tandis que l’Arabie saoudite, attentive à son opinion publique et à la « rue arabe », cherche à apporter son soutien aux Palestiniens, elle pourrait se heurter à l’intransigeance d’Israël. Ce dernier s’oppose à tout compromis accordant à l’Autorité palestinienne un contrôle élargi sur des zones de la Cisjordanie occupée et exigeant un calendrier précis pour la reprise des négociations de paix. Plus tôt cette année, le ministre des Affaires étrangères saoudien, le prince Faisal ben Farhan, a confirmé que la normalisation des relations avec Israël ne serait envisagée qu’une fois que les Palestiniens auraient atteint le statut d’État et que la concrétisation d’une solution à deux États serait établie. Ces remarques ont été faites lors du Forum économique mondial de Davos, en Suisse. 

En août 2023, le ministre israélien des Affaires stratégiques, Ron Dermer a estimé que l’Arabie saoudite avait la légitimité d’entamer un programme d’énergie nucléaire à des fins civiles. Cependant, le bureau du Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, a rapidement affirmé catégoriquement qu’Israël continuerait à s’opposer à tout programme nucléaire, qu’il soit à des fins civiles ou militaires, de la part de ses voisins.

 

L’attentat du Hamas du 7 octobre dans un contexte éminemment tendu

La récente série d’attaques et d’attentats depuis la bande de Gaza et sur le sol israélien, menée par les groupes terroristes du Hamas et du Jihad islamique, s’est déroulée dans un contexte géopolitique particulier pour Israël. Ces actes ont été perpétrés par les brigades Izz al-Din al-Qassam du Hamas et les brigades Al-Qods du Jihad islamique. Les bombardements israéliens et l’invasion de Gaza par les forces israéliennes ne peuvent que compliquer le projet de normalisation des relations entre l’Arabie saoudite et Israël, en créant des tensions supplémentaires et en influençant les positions diplomatiques dans la région. Les sondages du Washington Institute indiquent une diminution significative du soutien aux accords de normalisation en Arabie saoudite, chutant à 20%. Cependant, les EAU maintiennent à ce stade des liens diplomatiques stables avec Israël, accueillant toujours un ambassadeur israélien, sans perspective immédiate de rupture. Effectivement, l’accord de normalisation entre Israël et les EAU a été en partie motivé par des préoccupations partagées quant à la menace perçue de l’Iran. Les Émirats considèrent l’Iran comme une menace pour la sécurité régionale, bien qu’aient été prises des mesures diplomatiques récentes pour apaiser les tensions. Par ailleurs, l’accent d’Abou Dhabi sur l’économie a également contribué à ce réalignement de la politique étrangère. Toutefois, les EAU ont émis des critiques envers la gestion de la guerre par Israël, tout en exprimant leur condamnation envers le Hamas pour son attaque. Les Émirats considèrent en effet le Hamas, ainsi que d’autres groupes islamistes, comme une menace potentielle pour la stabilité dans la région du Moyen-Orient et dans le monde. 

Le récent accord de normalisation entre l’Arabie saoudite et l’Iran, aux yeux de Téhéran, pourrait conduire à une distance croissante entre Riyad et Israël, au point où certains soutiens d’Israël accusent l’Iran d’avoir sinon orchestré du moins encouragé le massacre perpétré par le Hamas. Parallèlement, la réaction israélienne aux attaques du Hamas jugée disproportionnée pourrait provoquer des perturbations chez les nations arabes ayant choisi la normalisation. 

La réunion conjointe de la Ligue arabe et de l’Organisation de la coopération islamique à Riyad le 11 novembre 2023 a marqué un tournant étant le premier sommet depuis la récente normalisation des relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran. MBS a ainsi échangé avec le président iranien Ebrahim Raïssi. Bien que les participants aient unanimement dénoncé les actions « barbares » d’Israël à Gaza, aucune convergence n’a émergé sur une réponse collective ou des sanctions. L’Arabie saoudite a déclaré que les actes répréhensibles contre le peuple palestinien étaient imputables, selon ses termes, aux autorités d’occupation israéliennes. D’un autre côté, le président iranien, Ebrahim Raïsi, a exhorté les nations islamiques à classer l’armée israélienne comme une « organisation terroriste ». Malgré cela, des fissures subsistent, en particulier quant au niveau de soutien accordé au Hamas et à d’autres groupes régionaux. 

Toujours est-il que la Maison-Blanche a annoncé que le président américain Joe Biden et le prince héritier saoudien MBS avaient convenu de « relancer » les pourparlers, précédemment sous la médiation des États-Unis, en vue de normaliser les relations entre Israël et l’Arabie saoudite, avant le déclenchement de la guerre de Gaza, suite à leur entretien du 24 octobre 2023. Pour autant, en raison de sa population et de son rôle en tant que gardienne des lieux saints, l’Arabie saoudite a une obligation de soutenir publiquement la cause palestinienne. En tant que protectrice du monde arabe et de la oumma (communauté), le royaume wahhabite occupe une position particulière avec Al-Masjid al-Haram à La Mecque et Al-Masjid an-Nabawi à Médine. 

L’attaque du 7 octobre suggère une logique escalatoire de la part du Hamas, anticipant une réponse israélienne significative. Il semble être plus qu’une simple stratégie du faible au fort, laissant entrevoir une possible attente de soutien extérieur de la part de la coalition autoproclamée « axe du refus » (jabhat al-mumana’a) ou « axe de la résistance » (jabhat al-muqawama). Ces termes soulignent une opposition commune à Israël et à la politique hégémonique américaine dans la région. Le risque d’une déflagration globale est possible, avec plusieurs fronts. Cette réalité se manifeste par des tensions à la frontière libanaise opposant Israël au Hezbollah, des frappes en Syrie, des incidents visant les bases américaines en Irak, ainsi que des affrontements avec les rebelles yéménites. Il est crucial de considérer également le possible front interne en Israël, impliquant la population arabe et pouvant être perçu comme une forme de cinquième colonne. Face à ces préoccupations, les États-Unis ont déployé des forces aéronavales en Méditerranée orientale, mobilisant le porte-avions USS Gerald R. Ford en tandem avec le porte-avions USS Dwight D. Eisenhower. Toutes les bases américaines dans la région, en particulier la Cinquième Flotte basée à Bahreïn, ont été placées en état d’alerte, accompagnées de l’envoi de systèmes de défense anti-aériens Patriot. Cette démarche vise à dissuader, tout en laissant ouverte la possibilité d’intervenir en cas d’escalade.

 

Le porte-avions USS Dwight D. Eisenhower (CVN-69) OSINTdefender via X/Twitter

Il est crucial de ne pas négliger le risque d’une escalade nucléaire incontrôlable dans la région. Cela se reflète dans les propos du ministre du Patrimoine israélien, Amichai Eliyahu, qui a affirmé que l’utilisation de la bombe nucléaire contre la bande de Gaza était « une option ». Le bureau du Premier ministre Benyamin Netanyahou a réagi rapidement en dénonçant ces déclarations comme étant « déconnectées de la réalité ». L’accentuation de la nucléarisation de l’Iran chiite suscite des préoccupations parmi les pays à majorité sunnite de la Ligue arabe. Ces nations perçoivent le programme nucléaire iranien comme une menace pour leur sécurité et leur intégrité territoriale. Actuellement, Riyad lie ses éventuels projets d’armes nucléaires à ceux de Téhéran, indiquant que si l’Iran acquiert une bombe, les Saoudiens envisagent également d’adopter cette voie. Actuellement en possession d’une quantité d’uranium affichant une concentration de 60 %, selon les estimations de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’Iran pourrait envisager la production de trois bombes atomiques. Par ailleurs, les réponses de l’Iran aux principales interrogations de l’Agence concernant son programme nucléaire restent insatisfaisantes. Le dernier rapport de l’AIEA, divulgué le 15 novembre 2023, par rapport à son précédent rapport datant du 4 septembre, cette quantité a augmenté de 6,7 kilogrammes, totalisant ainsi environ 128 kilogrammes pour une concentration de 60 % d’uranium enrichi. Les tentatives de restaurer l’accord de 2015 dont Trump s’était retiré en 2018 ont échoué et l’administration Biden (ayant exclu le « plan B » d’une frappe militaire) applique un « plan C » minimaliste qui a permis des échanges prisonniers, le dégel d’avoirs iraniens et un ralentissement de la production d’uranium enrichi à 60 %. En effet, la répression intérieure en Iran et le soutien de Téhéran à Moscou dans sa guerre contre l’Ukraine rendent difficile toute reprise de négociations sur l’accord nucléaire. Le risque est évidemment que, entre-temps, l’Iran continue de se rapprocher du seuil nucléaire même s’il n’est pas encore décidé à le franchir, démarche qu’il pourrait accomplir en réponse à une attaque israélienne directe de ses installations.  

En guise de conclusion, l’actuelle incertitude repousse les perspectives de paix et de stabilité durables au Proche et Moyen-Orient. Il est probable que, après le dénouement de la guerre en cours, l’Arabie saoudite et Israël chercheront à rétablir le dialogue. Si cela devait se concrétiser, au-delà d’un simple accord de normalisation, les sacrifices que chaque partie semble prête à consentir suggèrent une convergence plus profonde. L’une des leçons de la guerre actuelle est le rappel de la centralité de la question palestinienne, dont la solution est le seul moyen de garantir une paix durable tant à Israël qu’aux Palestiniens. Fondée sur la priorité suprême en matière de défense pour l’Arabie saoudite et Israël, une telle alliance créerait un filet de sécurité nucléaire partagé afin de contrer la menace d’une bombe atomique iranienne. Ni l’Arabie saoudite ni Israël n’affichent une confiance envers une dissuasion alternative face à cette menace.

Cette situation explosive rappelle, si tant est qu’il le faille, que la bombe nucléaire représente un danger mondial et suscite l’intérêt des régimes qui tentent de renforcer leur position régionale, accroître leur dissuasion et consolider leur sécurité nationale face à des menaces perçues. La bombe nucléaire amène vers un monde moins sûr, accentuant le danger d’escalade et pouvant contribuer à une catastrophe globale.

Article de Léo Rebouillat, stagiaire chez IDN France

La deuxième réunion des États parties au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) se tiendra au siège des Nations Unies, à New York, du 27 novembre au 1er décembre. La première réunion qui s’était déroulée à l’Office des Nations Unies à Vienne du 21 au 23 juin 2022, fut marquée par l’adoption d’une déclaration politique et d’un plan d’action en marge de l’événement. La déclaration réaffirme avec force les bases humanitaires du traité, soulignant les impératifs moraux, éthiques et sécuritaires qui ont animé sa création et continuent de guider sa mise en œuvre. Les États parties se sont résolument engagés à progresser dans tous les aspects de ce dernier, notamment vis-à-vis des obligations positives visant à remédier aux répercussions de l’utilisation et des essais d’armes nucléaires. Ils ont, de manière catégorique, réitéré la complémentarité du traité avec le régime international de désarmement et de non-prolifération, en particulier envers le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). Leur engagement indéfectible envers le TNP demeure, tout en soutenant activement toutes les mesures propices à un désarmement nucléaire effectif. Concernant l’adoption du plan d’action, ce dernier propose pas moins de 50 actions spécifiques visant à faire progresser la mission du traité et à concrétiser les engagements énoncés dans la déclaration inititale. Ces actions couvrent des domaines tels que l’universalisation, l’assistance aux victimes, la restauration de l’environnement, la coopération et l’assistance internationales, les conseils scientifiques et techniques pour soutenir la mise en œuvre, le soutien au régime global de désarmement et de non-prolifération nucléaires, ainsi que l’inclusion et la mise en œuvre des dispositions du traité liées à l’égalité entre les sexes.

La présidence de cette seconde réunion sera assurée par le Mexique, avec la participation de l’ensemble des États parties. Au 19 septembre 2023, 93 États avaient signé le TIAN, tandis que 69 États l’avaient ratifié. Les Bahamas ont effectué la dernière signature le 19 septembre 2023, et la dernière ratification a été réalisée par le Sri Lanka à cette même date. Actuellement, 26 pays ont entamé leur processus de ratification. En préparation de ces rencontres, le secrétaire général des Nations unies adresse une note verbale, conviant tous les États membres de l’ONU à participer au traité. Les États qui, pour maintes raisons, ne peuvent ou ne souhaitent pas ratifier ou adhérer au traité ont la faculté d’opter pour le statut d’observateur. Cette position offre aux différents États intéressés une opportunité de s’impliquer en suivant attentivement les débats et en exposant leur position au cours de la réunion. Les droits accordés aux États observateurs, tels que la possibilité de formuler des déclarations orales, de présenter des déclarations écrites pertinentes et de recevoir des documents officiels, sont définis dans le projet de règlement intérieur. Les délibérations de la réunion voient une influence naturellement plus restreinte des États observateurs par rapport aux États parties, selon le projet de règlement intérieur. Ces observateurs sont exclus de la prise de décision, de la présentation de motions ou de demandes de procédure, du soulèvement de points d’ordre, ou de l’appel d’une décision présidentielle.

Lors de la première réunion, des États tels que l’Allemagne, la Belgique, la Suisse, la Finlande, la Norvège, la Suède, le Danemark, le Japon ou encore les Pays-Bas ont participé en tant qu’observateurs. Pour cette deuxième édition, l’Australie, Singapour, la Suisse et la Norvège seront également présents à titre d’observateurs.

En décembre 2016, lors de l’Assemblée générale des Nations unies, la résolution L41, intitulée « Faire avancer les négociations multilatérales sur le désarmement nucléaire », est adoptée sur la base du rapport du groupe de travail, avec 123 votes favorables, 38 votes défavorables et 16 abstentions. Cette résolution décide de « mettre en place une conférence des Nations unies visant à négocier un instrument juridiquement contraignant en vue de l’interdiction totale et de l’élimination complète des armes nucléaires ».

Le TIAN fut adopté par l’Organisation des Nations unies le 7 juillet 2017, avec le soutien de 122 pays sur 192. Notons que la France n’avait pas pris part au vote. Conformément à l’article 15 du traité, celui-ci était entré en vigueur 90 jours après le dépôt du cinquantième instrument de ratification, d’acceptation, d’approbation ou d’adhésion, seuil atteint le 24 octobre 2020 suite à l’adoption par le Honduras. Par conséquent, le traité a pris effet 90 jours plus tard, soit le 22 janvier 2021. Le préambule de ce traité met l’accent sur la « lenteur du désarmement nucléaire » et souligne la persistance de l’importance des armes nucléaires dans les doctrines militaires. Il s’inscrit dans la continuité des dispositions du droit international existant, tout en affirmant le principe fondamental du respect de l’humanité. Ce traité interdit explicitement l’utilisation, le développement, la production, les essais, le stationnement, le stockage et la menace d’utilisation de ces armes.

Aucun des États désignés comme détenteurs officiels d’armes nucléaires par le TNP (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni et Russie), ni ceux qui ont acquis des capacités nucléaires militaires comme la Corée du Nord, l’Inde, Israël et le Pakistan, n’a pris part à ces négociations. Cela met en lumière le retrait de ces acteurs clés des discussions. Dans cette optique, la France a réitéré, le 7 février 2020, son engagement envers une stratégie traditionnelle de défense et de dissuasion. En tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et État doté d’armes nucléaires, la France considère avoir des obligations particulières pour assurer et renforcer la paix ainsi que la sécurité à l’échelle internationale. La France justifie son refus d’adhérer au TIAN par trois principales raisons. Tout d’abord, elle considère que le TIAN est un texte inadapté au contexte sécuritaire international, caractérisé par la résurgence des menaces d’emploi de la force. Deuxièmement, la France estime que le TIAN cible exclusivement les démocraties occidentales, soulignant qu’il ne contribuera pas au désarmement, étant donné que les États dotés de l’arme nucléaire ne le ratifieront pas. Enfin, elle affirme que le TIAN compromet une approche réaliste du désarmement, préconisant une démarche graduelle et ‘étape par étape’. 

Sur le sol français, la région Bourgogne-Franche-Comté et soixante-douze municipalités, incluant Paris, apportent leur soutien à ce traité. De même, plusieurs dizaines de parlementaires, totalisant 60 en 2023, expriment leur adhésion à cette initiative.

Sorti en France le 19 juillet 2023, Oppenheimer est un biopic historique adapté de l’ouvrage American Prometheus : The Triumph and Tragedy of J. Robert Oppenheimer de Kai Bird et Martin J. Sherwin (2005).

L’histoire se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale. Des scientifiques alertent le gouvernement américain sur le risque que l’Allemagne nazie se dote d’une arme ultime grâce à la fission de l’atome accomplie par des physiciens allemands. Les États-Unis décident donc de lancer le projet Manhattan et nomment en 1943 un jeune et brillant physicien, Robert Oppenheimer, directeur scientifique de cette course à l’arme nucléaire, menée dans le plus grand secret à Los Alamos au Nouveau-Mexique.

Une fois l’Allemagne nazie vaincue, les États-Unis et leurs alliés consacrent tous leurs efforts à la défaite du Japon. Le premier essai d’une arme atomique nommé Trinity étant concluant, la décision de larguer des bombes sur l’archipel japonais est prise. À la suite des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945, qui causent des dizaines de milliers de morts, Oppenheimer commence à nourrir des doutes sur la légitimité de l’arme nucléaire. Il rejette l’argument officiel selon lequel les bombardements du Japon ont épargné des milliers de vies de soldats américains et milite pour le contrôle international des armes atomiques. Craignant une contagion parmi les scientifiques et une remise en cause de la nouvelle politique américaine qui investit dans l’arme nucléaire comme outil de puissance, et dans le contexte du début de la guerre froide et du Maccarthysme, de hauts fonctionnaires accusent Oppenheimer de sympathies communistes et le privent de son habilitation au secret-défense. Le film se concentre sur le procès monté contre Oppenheimer et sa défense, impuissante face à l’establishment.

 

Un rappel historique utile

Avec son film, Christopher Nolan replonge le spectateur dans le contexte historique de l’entrée du monde dans l’ère atomique, mais nous laisse en tirer des conclusions différentes. Il n’insiste pas sur le fait, désormais documenté par les historiens, selon lequel ce n’est pas la bombe atomique qui a permis la capitulation du Japon et la fin du conflit mondial, mais l’entrée en guerre de l’Union soviétique et son invasion de la Mandchourie.
C’est ce mythe qui est à l’origine de la conviction affichée par les puissances nucléaires
selon laquelle la dissuasion nucléaire empêche la guerre. Cependant, on peut également
tirer du film l’idée que la bombe nucléaire est une arme puissante qui garantit la sécurité de
ses possesseurs. La complexité du personnage d’Oppenheimer nous pousse aussi à réfléchir. Au
début du processus, il se sent enclin à la création de l’arme atomique, encouragé par son
amitié avec Einstein et l’espoir de mettre fin à l’extermination des juifs par les nazis.

À mesure qu’il se rend compte de la monstruosité qu’il a créée, il est rongé par le remords, exprimant même son sentiment d’avoir du sang sur les mains. C’est pourquoi, après la guerre, il se lance dans un combat acharné contre les armes nucléaires, surtout contre la décision gouvernementale de développer la bombe à hydrogène ou thermonucléaire, infiniment plus dévastatrice que la bombe atomique. Lors de nombreux rapports, interviews et conférences, il expose les dangers de catastrophe nucléaire mondiale.

Le procès, par ailleurs, représentant au moins un tiers du film, met en lumière les noirs desseins de l’establishment. Bien que conscients des dégâts humains ou environnementaux générés par l’arme atomique, les hauts fonctionnaires influents n’hésitent pas à se servir de preuves douteuses pour parvenir à leurs fins, telles que les accusations portant sur la vie privée d’Oppenheimer et les tentatives de discréditer ses interventions militantes voire les soupçons d’espionnage au profit de l’Union soviétique.

Marginalisé par le complexe militaro-industriel, Oppenheimer perd son rang de leader de son champ d’expertise, ses travaux sont mis au profit de réalisations qu’il conteste et il perd tout contrôle sur sa création. Il regrette avoir cédé avec les autres scientifiques à l’argument fallacieux de sauver des vies en ignorant que l’arme atomique mettrait en danger davantage de vies dans les générations futures. En effet, aujourd’hui neuf pays détiennent encore quelque 12 500 armes nucléaires (dont environ 90 % appartenant aux Etats-Unis et à la Russie). Plus que suffisant pour décimer plusieurs fois la population mondiale !

 

Une occasion de relancer le débat sur la dissuasion nucléaire

Le film est sorti en salle dans un contexte mondial tendu, quelques jours précédant le 78ème anniversaire des tragédies de Hiroshima et Nagasaki. La guerre en Ukraine a notamment donné lieu à des menaces explicites de la Russie de recourir aux armes nucléaires. La Corée du Nord continue de tester des missiles pour faire pression sur les pays de la région et les États-Unis. À travers le dilemme moral du « père de la bombe atomique », le débat autour de l’arme nucléaire et du concept même de dissuasion s’impose. De manière subtile, mais peut-être un peu cryptique, le film renvoie aux interrogations initiales des scientifiques sur les risques planétaires de la bombe et s’achève par une image de cataclysme mondial. Un façon de poser la question de savoir si l’arme nucléaire garantit réellement la sécurité internationale ou au contraire la met en péril.

On peut reprocher au film ses choix esthétiques qui aboutissent à susciter une fascination voire une admiration pour l’explosion atomique, tout particulièrement lors de l’essai Trinity quand la lumière aveuglante est conjuguée au silence assourdissant jusqu’à ce que le son puissant parvienne aux observateurs, suivi du tonnerre d’applaudissements portant Oppenheimer aux nues.

Un autre aspect du film est contestable : même si le réalisateur a entendu rester fidèle à la biographie qui a inspiré son œuvre, ce n’est que de manière presque furtive qu’il évoque, lors du face-à-face entre Oppenheimer et le président Truman, les conséquences humanitaires catastrophiques des essais nucléaires, en l’occurrence sur les tribus d’Amérindiens de la région, auxquels le scientifique demande la restitution du site d’essais. Comme on le sait aujourd’hui, la contamination radioactive a atteint de larges zones aux Etats-Unis, mais les dirigeants de l’époque en ont sous-estimé les effets sur les populations indigènes. Il faudra attendre 1963 pour que le président Kennedy interdise les essais dans l’atmosphère, après que des centaines eurent été effectués. Non seulement le film occulte ces données, dont le rappel aurait pu paraître à certains politiquement incorrect, mais il ignore que les puissances nucléaires ont en tout procédé à plus de 2 000 essais, souvent dans des territoires extérieurs sans se préoccuper des effets sur les populations indigènes (comme dans des îles du Pacifique de la part des États-Unis, de la Grande-Bretagne ou de la France).

Les avis sur le film de Christopher Nolan sont partagés. Mais il soulève des questions relatives aux enjeux mondiaux qui appellent une réflexion approfondie de la part de tous, dirigeants et société, car c’est de notre avenir commun qu’il s’agit.

Article co-écrit avec Mirella Le Mehauté, stagiaire chez IDN France


Pour en savoir plus :

A propos d'IDN

Inhumaines et aveugles, les armes nucléaires sont une menace pour la planète. Initiatives pour le désarmement nucléaire travaille chaque jour à la réduction des arsenaux nucléaires et du risque, intentionnel ou non, d’utilisation de l’arme nucléaire. Nous œuvrons à construire un monde sans armes nucléaires, pour une paix et une sécurité internationale durables

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Nous apportons une analyse objective sur le rôle géopolitique et les dangers de l’armement nucléaire dans un environnement international en perpétuelle mutation.

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Nous voulons lever le tabou de l’arme nucléaire en France. Force de proposition, IDN travaille en ce sens au niveau local, législatif et international.

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Force de proposition, IDN a bâti un plan d’action concret et pertinent pour inscrire les États nucléaires dans un processus de désarmement nucléaire.

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Parce qu’ensemble, nous sommes plus forts, nous travaillons en partenariat avec diverses organisations, personnalités et militants pour convaincre l’opinion publique.

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Il y a plus de 75 ans, Albert Einstein, Robert Oppenheimer et les physiciens de l’université de Chicago, les pères de la bombe atomique, créent une lettre d’information, le Bulletin of the Atomic Scientists. Ils veulent prévenir les peuples, les politiques et les scientifiques du grave péril que représente le fruit de leur recherche : la bombe atomique. Sourds à leurs alertes, les États-Unis et l’URSS se lancent dans une course aux armements qui nous a rapprochés, chaque jour un peu plus, de l’apocalypse nucléaire. Pour illustrer ce péril, le Bulletin crée en 1947, la « Doomsday Clock », l’horloge de l’apocalypse. Depuis, chaque année, l’aiguille des secondes se rapproche de minuit. En 2023, il ne reste plus que 90 secondes avant que ne sonne le tocsin qui annoncera que nous avons atteint le point de non-retour.

Le film de Pascal Verroust et Dirk van den Berg, en suivant l’histoire du Bulletin of the Atomic Scientists, donne la parole aux scientifiques qui révèlent quelques-unes des faces cachées de l’illusion nucléaire, de la recherche climatique et des pratiques de désinformation.

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L'agenda

11 avril 2024 à 19:00 – Entretien avec l’ambassadeur Carlo Trezza