La Russie montre ses muscles nucléaires

Depuis le début des années 2010, la Russie a lancé un vaste programme de modernisation de son arsenal nucléaire. Mi-octobre, le Kremlin, au cours d’un exercice militaire de grande envergure, a testé ses forces nucléaires dans une situation d’escalade et de conflit à ses frontières menaçant la sûreté de l’État. Armes hypersoniques, nouveaux systèmes d’armes avancés… Retour sur les dernières innovations nucléaires russes.

En mai 2018, la Russie a procédé à un essai du missile Boulava, depuis le SNLE Yuri Dolgoruky.
En mai 2018, la Russie a procédé à un essai du missile Boulava, depuis le SNLE Yuri Dolgoruky. Crédits : Russian Defense Military Press Service / AP.

Mi-octobre, la Russie a lancé en Arctique un exercice militaire de grande envergure dans le but de tester ses forces nucléaires ainsi que la capacité du pays à dissuader une attaque nucléaire. Supervisées par le président Vladimir Poutine, ces manœuvres militaires baptisées “Thunder 2019” (“Tonnerre”) ont impliqué 12 000 hommes. 213 lanceurs de missiles, 105 avions, 15 navires de guerre de surface et cinq sous-marins nucléaires ont été mobilisés.

Tester la capacité de seconde frappe nucléaire

Programmé de longue date, cet exercice était, selon le Ministère de la Défense russe, de nature purement défensive. Il visait à “former les troupes à la mise en œuvre de mesures visant à dissuader un ennemi potentiel”. “Le scénario des manœuvres prévoit une escalade de la situation dans des conditions de conflit potentiel aux frontières russes, qui menace la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’État”, a déclaré le major-général Yevgeny Ilyin, chef du département de la coopération internationale du Ministère russe de la Défense.

Une partie de l’exercice consistait en une série de tests de missiles. Deux sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), le K-44 Riazan de classe Delta III et le tout nouveau K-549 Knyaz Vladimir, de classe Boreï, ont lancé des missiles balistiques intercontinentaux Stingray SS-N-18 et Boulava SS-N-32 équipés de charges factices depuis la mer de Barents et la mer d’Okhotsk. Un missile balistique intercontinental (ICBM) Yars a été lancé depuis la base de lancement militaire de Plesetsk (nord-ouest).

Des missiles de croisière Kalibr 3M-54 et Iskander ont été lancés respectivement depuis des navires de guerre en mer Noire et en mer Capsienne, et depuis des bases de lancement au sud et à l’est de la Russie. Les bombardiers stratégiques Tu-95 ont également procédé à des lancements de missiles de croisière. Selon le ministère russe de la Défense, “tous les missiles ont atteint leurs cibles”. Avec la sortie groupée de huit sous-marins d’attaque et la réussite globale des tests de missiles, la Russie a atteint le but visé par cette démonstration de force : montrer que sa force de seconde frappe est opérationnelle et ainsi dissuader de potentiels attaquants.

Composition de l’arsenal nucléaire de la Russie

Après l’effondrement de l’URSS, alors que des armes nucléaires étaient présentes sur le territoire de quatre États distinctifs – la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan et l’Ukraine – la communauté internationale a désigné la Russie comme seule et unique héritière de l’arsenal nucléaire soviétique. Moscou a ainsi hérité de 45 000 armes nucléaires et de 1000 tonnes d’uranium enrichi. Contrainte par les traités bilatéraux signés avec les États-Unis, la Russie a largement réduit ce nombre. Le Traité New START de 2010 limite le nombre d’ogives opérationnelles à 1550, sur 800 lanceurs nucléaires stratégiques déployés et non-déployés. Selon le dernier échange de données entre les États-Unis et la Russie en février 2018, la Russie s’est acquittée de ses obligations. Elle présente 1444 ogives stratégiques sur 527 vecteurs nucléaires.

À tous égards, la force de dissuasion russe actuelle est structurée comme la force soviétique. La Russie possède une triade nucléaire complète. Les missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) demeurent le pilier de la force nucléaire russe. Moscou comptait, en 2018, 286 ICBM de cinq modèles différents, pouvant déployer 958 ogives. La triade nucléaire russe comporte également des missiles balistiques lancés par un sous-marin (SLBM) et des bombardiers lourds. Des sous-marins de classe Delta III et IV, Boreï et plusieurs sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) de classe Typhoon composent la force océanique. La Russie possède également 68 bombardiers stratégiques, des Tu-160 Blackjack et des Tu-95MSS.

En Russie, le nombre d'armes nucléaires est en baisse constante depuis la fin de la Guerre Froide.
En Russie, le nombre d’armes nucléaires est en baisse constante depuis la fin de la Guerre Froide.

Une arme de représailles

Il faut ajouter à cela des armes nucléaires stratégiques ou tactiques, dont la Russie n’a fait étalage ni du nombre, ni du type d’armes possédées. Si les Initiatives nucléaires présidentielles (PNI, 1991-1992) a conduit à la réduction du déploiement d’armes non-stratégiques, elles ne comportaient aucune obligation d’échange d’informations ou de mécanisme de vérification entre les États-Unis et la Russie. L’on estime aujourd’hui que la Russie possède 1800 ogives opérationnelles non-stratégiques ou tactiques et 2000 ogives en phase de stockage ou en attente de démantèlement.

Si la première doctrine militaire de la Fédération de Russie (1993) évoquait la possibilité d’employer en premier l’arme nucléaire, la doctrine nucléaire officielle n’en fait aujourd’hui plus état. Depuis 2010, la doctrine russe envisage l’emploi de l’arme nucléaire en représailles d’une attaque contre la Russie au moyen d’armes nucléaires et autres armements de destruction massive. L’arme atomique pourrait aussi être utilisée pour contrer une attaque conventionnelle mettant en cause l’existence même de l’État russe.

Modernisation de la triade nucléaire

La Russie a hérité de l’Union soviétique des forces armées vieillissantes et en mauvais état. Sous l’impulsion de deux ministres de la Défense, Anatoli Serdioukov et Sergueï Choïgou, la Russie a lancé en 2010 un vaste programme d’armement sur la période 2011-2020. Celui-ci visait à renouveler pas moins de 70% du matériel russe. Vladimir Poutine avait alors annoncé la modernisation de la triade nucléaire, pour un budget de 70 milliards de dollars sur dix ans, pour éviter une dépréciation de cette dernière par la défense antimissile américaine.

Outre l’acquisition de 400 missiles intercontinentaux et d’une nouvelle génération de missiles antiaériens S-400, la Russie a fortement modernisé ses capacités navales et aériennes. Les SNLE de classe Boreï sont progressivement délivrés à la Marine depuis 2009. Le dernier en date, le Knyaz Vladimir, termine actuellement ses essais en mer. Ces sous-marins, destinés à remplacer les bâtiments de classe Typhoon, sont équipés de 16 missiles mer-sol balistiques stratégiques Boulava. Ce missile de 4e génération a une portée supérieure à 8 000 kilomètres. Il peut emporter dix ogives nucléaires hypersoniques. Les forces aériennes développent quant-à-elles un nouveau bombardier à long rayon d’action PAK-DA. Il serait subsonique mais possèderait des capacités furtives. Devant remplacer les bombardiers Tu-95MS, Tu-160 et Tu-22, il ne sera pas déployé avant 2029.

La Russie accorde une attention toute particulière au développement de l’ICBM lourd à têtes multiples RS-28 Sarmat. Destiné à remplacer les vieillissants missiles Voevoda R-36M, sa portée est estimée à 16 000 kilomètres. Il permettrait d’atteindre les États-Unis par le Pôle sud, évitant ainsi les défenses antimissiles américaines. Ce missile aurait en effet la capacité de détruire en quelques secondes un territoire grand comme la France. Surnommé “Satan 2” par l’OTAN, il est actuellement en phase de tests actifs. Il sera déployé à partir de 2022.

Des armes hypersoniques

Le Sarmat était l’une des six nouvelles armes stratégiques russes dévoilées par Vladimir Poutine lors de son allocution annuelle à la nation en 2018. Poutine avait alors annoncé de nouveaux vecteurs d’armes nucléaires “invincibles”, avec des systèmes ayant la capacité d’échapper aux défenses antimissiles. La Russie met ainsi au point trois types de véhicules hypersoniques, offrant des capacités de livraison par voie aérienne, terrestre et maritime. Outre leur vitesse, ces systèmes sont capables de voler à basse altitude et de manœuvrer en vol. Ces caractéristiques compliquent leur détection par des capteurs terrestres, ainsi que leur interception. De plus, comme ils ne suivent pas une trajectoire balistique, cela rend leurs cibles imprévisibles.

Le missile aérobalistique air-sol Kinjal hypersonique à haute précision (Kh-47M2) a une portée annoncée de 2 000 kilomètres. Portée par un chasseur MiG-31K, il peut atteindre la vitesse Mach 10. Ce missile pourrait ainsi frapper les systèmes antimissiles américains ou de l’OTAN sur des navires et en Europe. Il est actuellement en phase de test. Le planeur hypersonique Avangard, lancé par un missile balistique, a une portée de 6 000 kilomètres. Livré en décembre 2019, l’Avangard peut atteindre une vitesse mach 20 à 27, soit 24 696 km/h. Il est capable de changer de cap et d’altitude, ce qui le rend pratiquement invincible. Les douze systèmes prévus d’ici 2027 devraient être, à terme, adaptés au RS-28 Sarmat.

Enfin, le Zircon 1 (SS-N-33) est un missile de croisière hypersonique d’une portée de plus de 1 000 kilomètres. En phase de tests depuis 2015, il peut être transporté par des bateaux de surface comme par des sous-marins. Il sera manœuvrable à l’approche finale de la cible. Moscou devrait le déployer au plus tôt en 2022, sur des croiseurs de combat lourds à propulsion nucléaire.

Poseidon : un système d’arme avancé à visée psychologique

Parallèlement, la recherche russe planche sur deux nouveaux systèmes d’armes stratégiques avancés. Le premier est un drone sous-marin invisible : le Poseidon, à pointe et à propulsion nucléaire. Sans pilote, il peut naviguer à 1 000m de profondeur et parcourir 10 000km. Cette torpille sera transportée par les SNLE Belgorod (classe Oscar, achevé en 2020) et Khabarovsk (classe Iassen, achevé en 2022). Si l’annonce d’une ogive nucléaire de 100 mégatonnes a pu inquiéter le monde militaire, le Poseidon sera probablement armé d’une ogive de 2 mégatonnes. À titre de comparaison, avec 57 mégatonnes, la Tsar Bomba est l’arme de destruction massive la plus puissance jamais utilisée.

Trop lente pour être utilisée lors d’une première frappe ou de représailles immédiates, la torpille Poseidon a surtout une visée psychologique. L’idée d’une bombe robotique sillonnant les fonds marins inquiète. Elle possède en outre un fort pouvoir déstabilisateur. Une explosion au large des côtes américaines, en plus de provoquer un potentiel tsunami capable de détruire des villes côtières, entraînerait une panique de masse et une confusion militaire pouvant dissimuler une autre opération offensive. Le programme nucléaire russe prévoit le déploiement de 32 Poseidons avant 2027.

En Russie, Poseidon est surnommé la “torpille de l’apocalypse du tsunami” ou encore “Fin du monde” pour son ogive multi-mégatonne qui pourrait créer des vagues déferlantes.
En Russie, Poseidon est surnommé la “torpille de l’apocalypse du tsunami” ou encore “Fin du monde” pour son ogive multi-mégatonne qui pourrait créer des vagues déferlantes.

Bourevestnik (Skyfall) : l’arme ultime ?

Le missile de croisière Bourevestnik (SSC-X-9 Skyfall) pourrait être une prouesse technologique de la part de la Russie. À propulsion nucléaire, ce missile furtif volant à basse altitude aurait une portée quasi illimitée et une trajectoire imprévisible. Une centrale nucléaire miniature embarquée permettrait ainsi d’assurer une propulsion renouvelée en continu pendant le vol. En opération, le Bourevestnik pourrait alors faire le tour du globe à basse altitude en évitant les défenses antimissiles. Il pourrait frapper n’importe quelle cible sans préavis. Selon un premier rapport, un avion de type MiG-31 le déploiera à partir de 2025.

Le Bourevestnik interroge cependant en termes de faisabilité et d’utilité. Si ce concept est poursuivi depuis le début de l’ère atomique, aucun système de propulsion nucléaire n’a été déployé avec succès à ce jour. Il présente en outre de nombreux risques, parmi lesquels la dispersion de rayonnements en cas d’interception ou la fissure et la perte d’isolement en vol du réacteur. La Russie est consciente de ces risques, dont la technologie pourrait être à l’origine de l’accident survenu en août dernier.

En effet, deux avions cargo (Il-76) transformés par Rosatom en laboratoires équipés de matériel pour détecter les radiations et suivre la trajectoire du missile, ont accompagné les vols d’essais. La Russie aurait procédé à treize tests, pour deux succès partiels (novembre 2017, janvier 2019). Son utilité pose également question. Le Bourevestnik ne serait qu’une arme de représailles après l’envoi d’ICBM pour achever la mise en déroute d’infrastructures militaires et civiles, sans laisser de chances de survie.

Une modernisation globale

Ces innovations renforcent la menace nucléaire russe en diversifiant sa capacité de frappe initiale. N’importe lequel de ces systèmes peut transporter des ogives nucléaires. Les systèmes de lancement par voie aérienne et terrestre ont été annoncés comme étant à double capacité. Selon l’État russe, la triade nucléaire russe sera modernisée à 85% d’ici fin 2019.

Dans le sillage de Moscou, tous les États dotés de l’arme nucléaire ont entrepris la modernisation de leurs forces nucléaires. Les États-Unis, en particulier, ont lancé un vaste programme de modernisation. L’objectif pour Washington est de faire face à ce qu’ils considèrent comme un environnement de sécurité dégradé. L’on assiste alors à un regain du rôle des armes nucléaires dans la stratégie de défense américaine, laissant craindre une nouvelle course aux armements nucléaires. Dans un contexte d’abandon des grands traités de réduction et d’élimination des armes nucléaires, la modernisation des arsenaux nucléaires inquiète.

Solène Vizier, membre du Bureau d’IDN

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Solène VIZIER

Solène Vizier est diplômée d’un Master 2 Études Stratégiques. Passionnée de géopolitique, ses domaines de spécialisation concernent les mondes hispanophone et russophone, le désarmement nucléaire et la géopolitique du sport. Au sein d’IDN, elle est chargée du pôle “Rédaction”.
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Solène Vizier est diplômée d’un Master 2 Études Stratégiques. Passionnée de géopolitique, ses domaines de spécialisation concernent les mondes hispanophone et russophone, le désarmement nucléaire et la géopolitique du sport. Au sein d’IDN, elle est chargée du pôle “Rédaction”.

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